Interview

Interview : Guillaume Lavenant

Se faire remarquer avec un premier roman parmi les centaines de la rentrée littéraire : bonheur inespéré pour Guillaume Lavenant. Il faut dire que Protocole Gouvernante (éditions Rivages) peut difficilement laisser indifférent.

Entretien : Guillaume Lavenant

Pouvez-vous nous dire quelle place tient l’écriture dans votre vie ? Est-elle liée au théâtre, qui est jusqu’ici la forme que vous pratiquez ?

J’ai toujours écrit des morceaux de littérature narrative, des nouvelles, des bouts de textes que je gardais pour moi. Le théâtre est venu ensuite, par des rencontres. Nous avons fondé un collectif avec quelques amis, le collectif Extra Muros, et de fil en aiguille je me suis mis à écrire pour le théâtre, et ça m’a très vite passionné. Mais là aussi, au théâtre, je cherche à raconter des histoires, je développe un théâtre relativement narratif.

Le Protocole aurait pu être une pièce ?

C’est une bonne question. Je l’ai imaginé dès le départ comme un roman. Ce sont d’autres contraintes d’écriture, d’autres façons de composer les choses, une autre histoire esthétique aussi. On ne se réfère pas aux mêmes textes. J’ai des goûts en littérature narrative, et d’autres en littérature théâtrale. Pour ce projet, je suis allé naturellement vers le roman. Il pourrait y avoir une adaptation théâtrale, mais il faudrait à mon sens changer beaucoup de choses. Le dispositif, ce contrat narratif que je passe avec le lecteur, marche parce qu’il s’agit de prose romanesque. Ce que j’avais à dire, si tant est que j’avais quelque chose à dire en tant que tel, passait par cette forme-là. Et puis j’ai développé beaucoup de projets pour le théâtre, et c’est aussi beaucoup de temps passé à convaincre des professionnels, à chercher des financements, avant d’avoir quelques semaines de travail au plateau. J’ai eu envie de me confronter plus quotidiennement à l’écriture. Ce qui présente d’autres difficultés, car on n’est pas nourri par l’imaginaire des comédiens et des créateurs qui t’entourent, on se retrouve seul avec ses doutes…

Tout roman suppose des choix d’écriture, mais dans Protocole gouvernante certains sont marquants pour le lecteur, comme le choix du temps (et je ne parle pas de météo), ou l’adresse au personnage. Quel est le premier choix, la première chose dont vous avez été certain concernant ce roman ?

J’ai travaillé successivement sur plusieurs projets de roman. Dans un moment de découragement, j’ai ressorti un fragment de texte, avec déjà tout ce qui fonde le contrat de lecture de Protocole gouvernante : le « vous », le futur, et quelqu’un qui arrivait dans une famille pour la perturber. En le relisant, j’ai senti la fertilité de ce fragment, ça générait des idées, des idées de développement, des questions que je pouvais creuser, un trouble qui se jouait avec le lecteur et qui m’intéressait. Il fallait que je plonge, même si ça me paraissait téméraire de faire tenir un roman au futur, en prenant justement garde à ce que l’aspect formel ne prenne pas le dessus mais joue à plein son rôle, qu’il questionne le lecteur, l’implique et le mette à distance tout à la fois…

Comment s’est fait le choix du personnage ? Après tout, on aurait pu imaginer installer ce trouble par une femme de ménage, un cuisinier, le facteur… Cette gouvernante a un petit côté anglo-saxon et daté, alors qu’on est dans un monde actuel un peu suggéré.

J’avais besoin de quelqu’un qui habite avec cette famille. Dans mon idée c’était une jeune fille au pair, quelqu’un qui s’occupe d’Elena, la petite fille, parce que la question de l’éducation est une question importante dans le livre. Le terme « gouvernante » est venu plus tard, en cherchant le titre. (attention Spoiler) Une fois que le titre Protocole gouvernante s’est imposé, j’ai retravaillé le texte pour le faire résonner avec ce titre, avec cette idée que le côté vieille école du terme « gouvernante » provienne des habitudes du groupe de révolutionnaires qui s’infiltre. C’est un élément de leur langage bien à eux. La fonction vient créer une distance. « Fille au pair » a un côté trivial. « Gouvernante », c’est un rôle dans l’imaginaire un peu fou de ces révolutionnaires. Parce qu’il y a une folie là-dedans. Ça traduisait ça, et le décalage me paraissait intéressant.

Il y a ce décalage, et puis le peu de références. On imagine que ça pourrait se passer n’importe où. Il n’y a pas une abondance de références pour donner des repères.

Je ne suis pas un grand amateur du « contrat réaliste majoritaire » en littérature. Je ne pense pas d’ailleurs que décrire platement ce qui nous entoure soit une meilleure façon d’approcher le réel que de décrire nos structures imaginaires, ou des éléments qui vont cerner le réel mais avec une certaine distance, une étrangeté. Le réel n’est à mon sens pas quelque chose qui préexiste au regard (et qu’il s’agirait de décrire le plus fidèlement possible), mais reste toujours à construire par le regard. Concernant Protocole gouvernante, j’ai l’impression que c’est un peu comme une photographie avec un flou d’arrière-plan. Cela s’est fait de façon à la fois très intuitive et très laborieuse : avec beaucoup d’essais et erreurs. Pour que les questions qui m’intéressaient ne soient pas brouillées, j’avais l’impression qu’il fallait gommer l’aspect sociologique, sociétal, ce qui n’empêche pas le livre de résonner avec des situations actuelles, mais qui me permet de les traiter en romancier, en décrivant des mécanismes, des situations particulières. En laissant dans le flou des choses que je n’avais pas envie de développer. Donc on ne sait pas exactement où on est, et ce n’est pas important.

À quelle distance est le lecteur, quand vous écrivez ? Vous y pensez ? Avec cette narration très tranchée, on se dit que vous n’avez pas peur de le heurter, de le bousculer. Il y a une prise de risque. Vous en aviez conscience ?

Oui, quand j’ai proposé le livre à des maisons d’édition, j’étais conscient qu’il pouvait éventuellement plaire à certains et plus certainement déplaire à beaucoup d’autres. En fait je pensais que ça plairait à un nombre beaucoup plus réduit de personnes. Quand mon éditrice m’a confié qu’elle croyait au potentiel du livre, j’étais pour dire la vérité assez surpris. Et c’est ce qui se passe, le roman trouve un lectorat plus large que ce que j’imaginais. Là où je suis assez content, c’est que le livre embarque des gens qui ont envie de savoir la suite, qui rentrent dans l’histoire, et en même temps ça les bouscule. Les gens qui n’aiment pas ont aussi été bousculés. La littérature joue son rôle, là. Que le livre parle à des amateurs de polar, de SF, qui adorent le bouquin, c’est intéressant aussi, c’est que tu as réussi à jouer entre les lignes.

En écrivant, vous n’avez pas du tout pensé aux genres littéraires ?

J’étais persuadé de faire un travail de littérature générale, contemporaine, de recherche. Je me rends compte maintenant que j’ai écrit quelque chose qui peut aussi être assimilé par certains aspects à une dystopie, à un thriller même, mais j’en étais peu conscient au moment de l’écriture.

On peut vraiment déceler deux parties dans ce roman, une dans un décor fermé, et l’autre à l’extérieur, qui marque une rupture dans l’histoire. On pourrait presque imaginer deux romans différents, même si les parties sont liées. Vous saviez dès le début à quoi cette idée de départ allait aboutir ?

J’avais des idées de fins, et de scènes intermédiaires qui jalonnaient ma recherche. Et je trouvais des choses en chemin, et ce que je trouvais modifiait cette idée de fin. Je travaillais en sachant dans quelle direction j’allais, et en y allant je changeais un peu la destination, et la structure narrative s’est peu à peu ajustée de cette façon. Et oui, il y a une vraie rupture dans le livre, on passe de quelque chose d’oppressant, d’intime, à quelque chose qui s’ouvre, qui s’accélère, du millimétré du quotidien à quelque chose qui va plus vite, qui sort de cette ville, de cette banlieue. Ce mouvement me plaisait car il raconte aussi le passage de la cellule familiale à quelque chose de beaucoup plus collectif. Pour parler de la fin, c’est une fin ouverte. Je ne propose pas un livre qui donne des réponses. C’est un livre qui offre une ligne de questionnements. Certains lecteurs auraient voulu en savoir plus, je les laisse se débrouiller avec ça. Ce n’est pas mon rôle de répondre, et je n’ai pas les réponses moi-même. Je crée une structure qui permet au lecteur de fabriquer quelque chose de plus riche que ce que j’ai voulu y mettre. Si j’y parviens, mon travail est réussi.

Cette part d’étrange qu’on trouve dans le roman fait aussi son côté particulier. La possibilité de l’étrange et de l’absurde dans un récit fait partie de votre univers ?

C’est tout le travail, trouver la distance juste au réalisme. J’aime bien tout ce qui est absurde, mais dans le livre je ne bascule pas complètement dans l’absurde. J’essaie de tenir le réalisme tout en le décalant, et en emportant le lecteur dans ce décalage. Ça vient de mes goûts de lecture, qui proviennent à la fois d’une littérature qui travaille le quotidien, et d’une littérature de l’imaginaire. C’est un mélange d’influences que j’ai fait plus ou moins consciemment.

Le lecteur pourra bien sûr tisser des liens avec de nombreux autres auteurs. Mais vous, c’est une littérature qui vous plaît, celle de l’étrange ?

Si j’ai envoyé le texte à Rivages, c’est parce que je suis un grand admirateur de Céline Minard. Il y a aussi Antoine Volodine, Perec, et tant d’autres… Des autrices et des auteurs qui travaillent sur l’« étrange », et qui explorent les possibles inépuisables de la littérature. Mais je suis également influencé par une littérature plus quotidienne, que l’on retrouve par exemple dans les livres de Jean-Philippe Toussaint. Je pense que dans ce que j’ai écrit on peut trouver des échos de la Salle de bains, un regard sur le quotidien qui travaille sur le décalage. Et puis en ce qui concerne le travail stylistique et l’art du récit, même si je suis loin de sa maîtrise, il y a Jean Echenoz, qui m’accompagne depuis longtemps. Toute la littérature latino-américaine, qui est une grande littérature de l’imaginaire et du bizarre, m’influence aussi je pense.

Entretien : Guillaume LavenantLa série télé qu’on suit dans le roman, c’est une 3e histoire, d’où vient-elle ?

Je me suis lointainement inspiré de séries judiciaires comme Ally McBeal. Cela me permettait d’exploiter un procédé littéraire que j’aime beaucoup, celui de l’histoire dans l’histoire, des histoires imbriquées. Ce procédé permet de raconter des choses par contraste, sans affirmer les choses de façon péremptoire. C’est au lecteur de fabriquer les ponts. Et puis j’avais envie qu’il y ait une relation de complicité entre les deux femmes. J’avais aussi envie de questionner cet art narratif, celui de la série, devenu omniprésent, et les schémas récurrents et les modes de vie qu’il véhicule et qui rejoignent le thème du livre : qu’est-ce qui fait que nous reproduisons nos vies à l’identique, quels sont nos modèles, qu’est-ce qui fait que la société se perpétue dans un conservatisme permanent ? Les séries, parce qu’elles font partie des grandes narrations de notre époque, comme les textes religieux ont pu l’être à une autre, jouent un rôle, parmi un faisceau de facteurs, dans ce processus. Elles nous amènent à penser la vie d’une certaine façon et confortent souvent l’ordre établi. Et en même temps certaines nous emportent, parce qu’elles sont extrêmement bien construites. Ça m’intéressait de décortiquer ces mécanismes narratifs et de les donner à voir au lecteur.

La forme fait beaucoup parler, mais il y a aussi un fond et un sujet, même si vous dites que vous ne vouliez pas traiter directement d’un sujet.

Ce sont des questions qui m’habitent, et qui ont trouvé à s’exprimer de cette manière. Mais je ne me suis pas dit « je vais faire un roman sur ce que pourrait être un nouvel anarchisme », « je vais faire un roman sur la révolution ou sur le côté étriqué de nos vies quotidiennes ». Ça ne m’intéresse pas de faire une démonstration. J’essaie d’explorer ces questions dans la fiction, d’en faire quelque chose de vivant.
Virginia Woolf a dit quelque part que pour écrire il fallait suspendre son esprit d’analyse. Je crois à ça : il faut apprivoiser et tenir à distance sa rationalité pour écrire. En tout cas c’est ainsi que je travaille. Lire des littératures très démonstratives m’intéresse souvent assez peu, je préfère lire des essais. Mais bien sûr les questions qui animent ce roman sont politiques, elles concernent la frontière entre l’intime et le politique. Mais ma façon de les traiter n’est pas en prise direct avec le réalisme. Ce qui n’empêche pas le livre d’avoir des résonances avec notre époque, sur l’impuissance à agir, comment on change ce monde qui va dans le mur, sur nos façons de fabriquer du collectif, sur les difficultés de l’action collective aussi…

Vous avez réglé ces questions, vous ?

Non, je continue de les régler et je pense que je continuerai encore longtemps. Le travail autour de ce roman m’a simplement permis de les partager.

Et puis l’écriture est un choix.

Je crois que c’est peut-être mon choix le plus politique. Avoir choisi de consacrer du temps à cette activité peu lucrative et souvent inutile. Je sait combien il est facile de se réfugier derrière ça. Je suis assez convaincu que ce n’est pas la littérature qui change le monde. Ce qui change le monde c’est l’action concrète… Où plein de choses restent à inventer, et sont en cours d’invention, des zones de résistance. La littérature fait ce qu’elle peut de son côté pour ouvrir des horizons et de l’imaginaire.

Est-ce que dans votre vie de lecteur il n’y a pas des romans qui ont bougé des lignes chez vous ?

Si, mais cet impact est difficile à quantifier, à cerner, et il vient parfois corroborer une expérience de vie. C’est toujours un aller-retour entre ce que tu vis et la littérature, l’un augmentant l’autre et vice versa.

Vous êtes sélectionné pour le Prix de Flore et le Prix Médicis. Ça ne met pas trop la pression ? Vous avez des idées pour la suite ?

Si on m’avait dit ça quand j’écrivais dans mon petit bureau… Pour la suite, j’ai plusieurs idées, et il y en a une qui est en train de prendre le dessus. Il faut trouver la juste distance, pour ne pas être pollué parce que ce qui a été dit du premier livre. Il faut s’en détacher pour suivre les aventures d’écriture qui nous animent, aussi folles soient-elles.

Vous continuez le théâtre ?

Oui, c’est d’ailleurs ce qui m’occupe en ce moment. Je rencontre des professionnels pour leur présenter un nouveau projet, qui s’appelle pour le moment Winter is coming. J’ai commencé à écrire la pièce et nous allons en présenter une partie en novembre au Théâtre Universitaire à Nantes.
Ensuite j’ai un projet d’écriture de livret d’opéra pour des jeunes du quartier des Dervallières à Nantes, qui sera, si tout se passe bien, monté à l’Opéra Graslin en 2021. Je découvre l’opéra, je vais découvrir ces jeunes, j’ai envie de les amener vers les codes de l’opéra, mais surtout d’amener l’opéra vers leurs codes. Je suis dans une position de passeur qui me convient bien, entre deux mondes.

Guillaume Lavenant sera aux Utopiales à Nantes en novembre prochain.

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