Krimi, le polar allemand

Krimi inédit #4 – Anaconda 0.2 de Urs Richle

Pendant un mois, Fondu Au Noir vous propose de découvrir chaque semaine un Krimi, un polar allemand non traduit en France. Nous remercions les éditeurs et les auteurs, ainsi que Claudine Layre, traductrice, de nous accompagner dans cette mise en lumière. En espérant que ces extraits rencontreront des lecteurs et qui sait, des éditeurs français…

Krimi inédit #4 - Anaconda 0.2 de Urs Richle

« Dans un thriller à couper le souffle, Urs Richle décrit en insider les méthodes d’espionnage angoissantes des acteurs du Net. En même temps, son regard psychologique pertinent analyse l’histoire d’une famille aux abois » Literaturkurier

« Language is a virus » William S. Burroughs / Laurie Anderson

FLASHBALL

Ils furent cinq puis douze puis vingt mille. Les poings sortis de leurs poches, ils portaient la colère sur leur langue, ils mélangeaient les mots, les nouaient, formaient des nuages de protestations, leurs condamnations et leurs revendications tombaient dru comme des grêlons. De plus en plus de gens affluaient dans les rues du centre-ville, passaient le long des vitrines des grands magasins en direction des forces de l’ordre, qui bloquaient la circulation pour leur propre sécurité. Certains étaient cagoulés, d’autres se dirigeaient vers la confrontation avec la police à visage découvert.

C’était l’époque des krachs boursiers, de la chute des banques et de l’affaissement des États, de l’argent facile pour les uns et de la misère rampante pour les autres. Nous étions collés aux écrans pour suivre les informations, nous tenant prêts à mettre nos petites économies à l’abri. Sans savoir où.

Eux avaient choisi la rue, la protestation. Ils avaient peint des pancartes, désigné des porte-voix et imaginé des slogans. Après que la manifestation eut été officiellement interdite, l’organisation s’était repliée dans la clandestinité des téléphones portables et des réseaux sociaux sans queue ni tête, telle une énorme méduse prenant de l’ampleur et traversant la ville, prête à brûler n’importe quel endroit de ses nématocystes sans cesse en mouvement.

Leo s’était mêlé aux manifestants et frayé un chemin jusqu’au cœur de la foule, sans cagoule, ni capuche, ni lunettes. Ce n’était pas le genre à se cacher, il avait son franc-parler, et faisait toujours partie de ceux qui mouillaient leur chemise. Il portait une pancarte fabriquée à partir d’un grand carton gris, qu’il avait clouée sur un piquet de bois. Sur les photos prises par la police, on peut encore lire le slogan : T’es affamé ? Bouffe un banquier ! À l’aide d’un long pinceau de calligraphie chinoise, il avait peint ces lettres sous forme de dispersion rouge, convaincu que désormais, cet instrument ne serait plus utilisé qu’ainsi, que le temps du divertissement décoratif était définitivement terminé et que le langage, après tant d’années de décadence et de mépris de la morale, devait de nouveau porter un sens, constituer un contrat entre celui qui l’émet et celui qui le reçoit. Pour Leo, peindre des mots sur une pancarte et la porter tête haute dans les rues, c’était comme s’emparer d’un couteau ou commettre un acte terroriste. Les vingt-six lettres de l’alphabet étaient ses munitions ; les mots, les panneaux, les manifestes ses armes. Il était là, au milieu des indignés, il hurlait à pleins poumons, il hurlait jusqu’à l’épuisement, il s’accrochait à sa pancarte que les policiers avaient tout de suite identifiée comme hostile, comme menace à l’ordre public, Leo avait dû s’en rendre compte, il l’aura aperçu dans leurs regards, à travers leurs lunettes de protection. Leo n’avait pas peur. Il s’approcha aussi près que possible des policiers, il voulait les voir. Il voulait que les forces de l’ordre ressentent sa présence physiquement, telle une puissance qu’aucun moyen ne peut plus réfréner.

Il était là, sur la ligne de front du cortège bloquée par une longue rangée de policiers cagoulés, armés de matraques et de lanceurs de balles de défense.

Derrière cette ligne, dans les rues voisines, des troupes se disposaient à intervenir, elles étaient parquées dans des fourgons grillagés, elles venaient d’autres quartiers, prêtes à percer l’abcès, à trancher les tentacules de ce monstre qu’était la jeunesse insubordonnée.

Derrière Leo, la foule avait continué à grossir. La pression croissante réduisait l’espace entre les gens, poussait Leo contre les policiers, il sentait le souffle de ces hommes silencieux et stoïques protégés par leur armure, des hommes jeunes, à peine plus âgés que lui.

Coincé entre les manifestants et la police, il a dû sentir en lui la force de la masse, la colère qui était aussi la sienne, les cris d’indignation, son indignation. Je l’imagine heureux à ce moment-là, heureux comme il l’avait sans doute rarement été au cours des dix-neuf années de sa brève existence. Il avait sans doute ressenti de la satisfaction, en percevant derrière lui la poussée de tous ces gens qui avaient jeté par-dessus bord leurs craintes et leurs valeurs devenues inutiles, tous leurs petits privilèges et habitudes, de ceux qui étaient ses camarades de combat et qui se réappropriaient les choses et les mots, en les prenant dans leurs mains, dans leur bouche.

Ses doigts avaient fermement enserré le piquet en bois de son panneau. Le carton peint flottait tel une grande voile au-dessus de sa tête, sa bouche était sans doute sèche, sa voix éraillée.


Urs Richle est en 1965 à Wattwill.

En 2016, il publie chez Limmat Verlag son onzième roman, Anaconda 0.2.

Site de l’éditeur : http://www.limmatverlag.ch/