Les lectures

La transparence selon Irina de Benjamin Fogel

La transparence selon Irina de Benjamin FogelLe polar d’anticipation se fait rare. Pourtant, le mélange des genres produit des récits parmi les meilleurs. Marin Ledun, Thierry di Rollo, Antoine Chainas… Nombreux s’y sont frottés. Remontons plus loin, lisez Le travail du furet de Jean-Pierre Andrevon. Avec son premier roman, Benjamin Fogel est parti pour se faire remarquer.

Une légère exagération du présent, n’est-ce pas ainsi que s’écrit l’anticipation ? Comment imaginer le futur ? La dystopie l’emporte souvent sur l’utopie.

« Il se rappelait le goût de la viande, les apéros au saucisson, les côtes de boeuf au barbecue, le foie gras. Le Réseau avait tout avalé, tout rendu caduc, démodé, inadmissible aux yeux des nouvelles générations. L’achat et la consommation de viande faisaient chuter les métadicateurs. »

Dans ce monde de 2058, la population se répartit en rienaca, nonyme, Obscuranet et HABO. Des noms faciles à comprendre, sauf peut-être pour ce dernier : Hétéros, Aisés, Blancs et Occidentaux « dévoués à la survie du patriarcat ». Pour certains comme Camille, la sexualité est trouble, l’identité homme/femme aussi. Ce n’est pas une frontière à protéger, mais des codes à faire tomber. Camille est androgyne. La frontière des genres se joue à tous les niveaux. Le féminisme et l’identité, Benjamin Fogel le dit dans une interview pour L’Indic, l’intéressent.

Sur le Réseau on ne triche pas, adieu Internet. Chacun, sous son nom véritable, achète et consomme aux yeux de tous pour maintenir sa cote de popularité au taquet. Tel est le nouveau pacte social. « Le Réseau a émergé (parce que) nous ne supportions plus de vivre ensemble. » Disparus les pseudos pour se connecter sur Twitter ou Facebook. Le seul endroit où il est encore possible de tricher c’est… dans le monde réel. Un faux nom et une prothèse faciale pour échapper aux caméras permettent encore un peu de liberté. Une belle utilisation de ce qui est déjà possible avec les masques en latex perfectionnés. Mais l’auteur ne peut pas imaginer à quel point le réel rattrape la fiction, alors qu’aujourd’hui non content d’installer des caméras, la mairie de Saint Etienne va y ajouter des micros.

Benjamin Fogel déroule 2058, un futur au revenu universel, avec des transports gratuits, la légalisation de la drogue et la disparition de l’argent liquide, le tout conduisant à une quasi disparition de la criminalité. Penser une société dans ses détails n’est pas le but de l’auteur. Nous saurons peu de choses des organisations politiques ou du système social. L’histoire n’est pas là. L’histoire se niche dans l’évolution des relations humaines et l’omnipotence du numérique, des réseaux sociaux. Le Réseau est la vérité et la réalité. Bref, la démocratie libérale s’est installée dans un État Policier. Un État de surveillance qui repose sur la passivité du plus grand nombre. Rien de bien nouveau… Situation acceptable pour les rienacas, cauchemar pour quelques Obscuranets. Camille (le nom n’est pas anodin…), communicante du réseau chez elle, tendance nonyme à l’extérieur, s’est jusque-là satisfaite de cette situation intermédiaire. Et l’auteur entraîne le lecteur dans un récit dynamique, vers l’autre côté du miroir, d’un personnage à un autre, de Camille à un policier, un activiste, ses parents qui vivent à Nantes, ses amants.

Le transparence selon Irina, du nom de l’icône intellectuelle suivie par tout le réseau, nous renvoie à notre égocentrisme et nos compromissions. Facebook a déjà commencé à traquer les identités véritables pour autoriser à l’accès à sa plateforme. Chacun prétend ne rien craindre car il n’a rien à cacher. Jusqu’où cette logique peut-elle mener? Pour Camille, l’amour s’en mêle et la force à ouvrir les yeux un peu plus, sur elle et sur le monde, ce que la littérature permet si bien.

Benjamin Fogel nous offre un roman ludique et enthousiasmant, qui convie des références et éveille de nombreuses parentés, Ayerdhal et Alain Damasio en tête. Rendez-vous en 2058.

Caroline de Benedetti

Benjamin Fogel, La transparence selon Irina, Rivages/Noir, 2019, 280 p., 19 €