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Comment témoigner : reportage ou roman ?

Comment témoigner : reportage ou roman ?

Lundi 11 décembre – Comment témoigner : reportage ou roman ?

Pour l’ouverture des rencontres « Entre chien et loup », Lionel Astruc (Traque verte, Actes Sud, 2017) et Nicolas de la Casinière (Les prédateurs du béton, Libertalia, 2013) répondent aux questions de Philippe Burban. Voici un condensé de ce qui s’est dit dans l’amphithéâtre Kernéis ce lundi.

Au début, je voulais faire un récit qui serait 100 % basé sur les faits réels mais le fait de n’apporter aucun élément de fiction faisait que mon récit restait dans un certain niveau d’émotion qui n’était pas celui que je souhaitais atteindre.

Qu’est-ce qui vous a fait choisir le roman plutôt qu’un reportage classique ?

Lionel Astruc : J’ai découvert l’histoire de l’Opération Traque verte lors d’un de mes voyages en Inde pour écrire la biographie de Vandana Shiva, une écologiste indienne. Elle m’a emmené à un procès et j’ai été choqué par tout ce que j’entendais : les témoins qui venaient raconter comment ils se faisaient exproprier des forêts qu’ils habitaient. J’ai compris ce que Vandana voulait me montrer : en Inde, la situation écologique et la tension autour de la quête des matières premières sont beaucoup plus fortes que tout ce qu’on peut imaginer ici. Comment ça se fait que ce scandale, qui a fait plusieurs milliers de morts pour fournir les matières premières qui servent à notre quotidien, ne soit pas plus connu en France ? Ce que l’on a eu en France, c’étaient des rapports ou des articles courts : la forme était trop austère pour qu’on puisse être touchés et se projeter dans cette situation. Au début, je voulais faire un récit qui serait 100 % basé sur les faits réels mais n’apporter aucun élément de fiction faisait que mon récit restait dans un certain niveau d’émotion, qui n’était pas celui que je souhaitais atteindre. J’ai donc ajouté le petit élément de fiction qui a permis de faire en sorte que ce récit devienne plus intéressant à lire et donc à vivre. J’ai choisi l’angle du roman pour le rendre accessible à tous.

est-ce que c’est possible d’écrire sans s’engager ?

Est-ce que l’on peut témoigner de ces réalités écologiques sans s’engager et s’arrêter simplement aux faits ?

Nicolas de la Casinière : Je vais tourner la question autrement : est-ce que c’est possible d’écrire sans s’engager ? Mon postulat de base, c’est qu’un journaliste n’arrête pas de faire des choix. On a tous une vision différente de la société et cette manière de penser influe sur la manière de regarder les choses. Je pense que par ce que l’on est, chacun d’entre nous, nous avons une forme d’a priori. De fait, on peut essayer de mettre de côté cela, mais on est ce que l’on est et on porte cela avec nous. Pour l’engagement écologique, si l’on regarde aux États-Unis, par exemple, des journalistes climato-sceptiques ne vont chercher que les faits qui vont encourager ce qu’ils pensent. Si vous regardez une histoire locale comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, on a dû choisir en tant que citoyen lors de la consultation, mais on ne devient pas schizophrène quand on retourne dans une salle de rédaction. J’assume cet engagement et les gens qui m’écoutent et me lisent savent que j’ai un certain nombre d’a-priori affichés. Soit on prend tout pour argent comptant, ce serait le journaliste non engagé, soit on décortique les faits et là c’est le journaliste engagé, pour moi.

Certains récits de fiction nous apportent plus d’informations qu’une liste brute.

Dans votre première intervention, vous évoquiez le fait que le reportage ne peut pas traduire la dimension humaine ou émotive ?

Lionel Astruc : Dans notre conversation, il y a un présupposé : si on écrit sous la forme d’un roman ce sera moins exact que si on se contente de lister des faits bruts. Pour moi, certains récits de fiction nous apportent plus d’informations qu’une liste brute. À travers ce livre, j’ai voulu que l’on vive cette histoire de l’intérieur, autant que possible. Dans le processus de création, j’ai d’abord découvert les détails de cette affaire et ensuite, j’ai été chercher le personnage de Hem Chandra Pandey, ce journaliste assassiné. Il fallait que je trouve dans cette histoire quelqu’un auquel le lecteur puisse s’identifier. Au départ, j’avais une analyse très factuelle des choses mais un jour, je me suis retrouvé en présence de la famille de ce journaliste et sa femme s’est mise à pleurer. On peut écrire tout un tas de choses mais si on ne partage pas cette émotion, on rate une partie de la vérité.

Il y a une dualité entre l’article éphémère et le livre durable.

Qu’est-ce qui détermine le choix entre l’article ou l’ouvrage ?

Nicolas de la Casinière : Juste avant, je voudrais vous ouvrir les coulisses du métier de journaliste. Il y a une unité qui n’existe pas mais qui est utilisée dans les rédactions : l’unité de morts/kilomètres, c’est-à-dire que plus c’est loin, moins c’est intéressant. Par exemple, un mort dans la rue d’à-côté aura plus de place que 5 000 morts en Inde. Pour revenir à la question, le journaliste n’est pas dans un choix délibéré et conscient à chaque fois. On voudrait toujours plus expliquer et montrer les tenants et les aboutissants et dans un livre, on a la place. Il existe des formations « Ecrire pour être lu », ça semble évident mais en fait il faut se poser la question de rentrer un minimum de fiction dans l’exposé du réel. On essaye de garder l’intérêt, en sorte que le lecteur puisse se projeter. On remet en scène de façon que cela soit plausible. Il y a une dualité entre l’article éphémère et le livre durable. Sur des questions écologiques, mon livre Les saboteurs du climat (Seuil, 2015) est un peu daté dans les preuves mais pas dans la compréhension du monde qu’il peut donner. Un article permet de traiter l’actualité à chaud, le livre se traite sur la longueur et a moins cet effet immédiat d’intervention.

Moi, j’ai toujours pensé que, quand je m’assoyais quelque part, c’était un siège éjectable.

Si on s’engage, est-ce que l’on a toute la liberté pour le faire ou est-ce qu’on prend des risques ?

Lionel Astruc : L’essentiel, c’est de dire ce qu’on fait, le regard que l’on porte et que le lecteur sache où il en est. Même dans les ouvrages codés, il y a de la transparence. Quand on lit les livres de Nicolas par exemple, on sait qu’il y a un parti pris et c’est ce qu’on attend. Ça donne une couleur à l’information qui est utile et efficace. En Inde, il y a de nombreuses manières d’empêcher un journaliste de faire son travail. En ce qui concerne un journaliste français qui va là-bas, le risque c’est de passer quelques jours en prison mais il faut reconnaître que l’on est protégé par notre statut. On risque aussi d’être blacklisté, ça peut être ennuyeux quand c’est un pays avec lequel on a envie de travailler.

Nicolas de la Casinière : En France, on prend beaucoup moins de risques qu’ailleurs : il suffit de regarder la carte annuelle des journalistes morts de « Reporters sans frontières ». Il peut y avoir un peu de risque pour la pérennité de son emploi ou de ses piges, mais ça fait partie du jeu. Moi, j’ai toujours pensé que, quand je m’assoyais quelque part, c’était un siège éjectable. Est-ce qu’il est déclenché tout de suite ou plus tard ? On verra mais c’est un peu indécent de parler de risque ici parce que nous n’avons que des risques professionnels. Les menaces de mort, ça peut arriver mais c’est plutôt de l’ordre d’énervés que de quelque chose de systématique, donc on n’est pas du tout dans le même registre.

Propos recueillis par Justine Vaillant