Krimi, le polar allemand

Krimi inédit #2 – Havarie de Merle Kröger

Pendant un mois, Fondu Au Noir vous propose de découvrir chaque semaine un Krimi, un polar allemand non traduit en France. Nous remercions les éditeurs et les auteurs en Allemagne de nous accompagner dans cette mise en lumière. En espérant que ces extraits rencontreront des lecteurs et qui sait, des éditeurs français…

Le texte qui suit a été traduit par Anne Chauvet.

Krimi inédit #2 - Havarie de Merle Kröger

Havarie n’est en fait pas un thriller politique mais un thriller extrêmement politique. Merle Kröger nous explique qu’à l’heure du capitalisme mondialisé, le prix d’une vie humaine est sans arrêt recalculé. Et qu’il ne cesse de baisser (Tagesspiegel)

Quand Kröger a conçu Havarie, ce thriller en pleine mer, la Méditerranée avait déjà englouti de nombreuses vies humaines. Mais jusqu’à maintenant, le monde entier n’avait pas encore autant prêté attention au destin des réfugiés voulant fuir les guerres et les crises (Süddeutsche Zeitung)

 

Spirit of Europe / Pont 12

Lalita Masarangi et Joseph Quezõn

At ang iyong mata’biglang lumuha
Ng di mob napapasin
Pag sisisi at sa isip mo’t nalanam
Mong ika ‘y nagkamti
Nagsisi atvsa isip mo’y
Nalaman mong ika’y nagkamali

Les Dolphins at Dawn jouaient leur toute dernière chanson sur la scène construite au milieu de la piscine. Plus aucun spectateur. Ah, si. La jeune fille en combinaison à fleurs accroupie derrière le palmier en plastique. Elle fixe depuis des heures le miroir intégré de son i-phone. Recroquevillée sur elle-même, sur sa défaite, en boule. Ses amies ont disparu en ricanant par une des portes qui mènent aux cabines intérieures. Et le garçon avec qui on l’a vue quelques heures plus tôt sur le pont 5 ? Quand tout était encore illuminé. Parti, lui aussi.

L’air est chargé d’humidité. Des nuages blancs passent au dessus du navire. Ça pue. Quelqu’un a vomi dans la piscine, en tout cas, des restes de nourriture prédigérée flottent sur l’eau. Magret de canard et sa réduction de truffes, recommandé par le chef.

La jeune fille se redresse comme au ralenti, les jambes flageolantes, elle s’éloigne en titubant entre les chaises longues empilées et disparaît dans la touffeur.

Debout au bord, tout au bord de la piscine, Lalita fredonne l’air que joue le groupe. Jo chante en Tagalog. Elle a cherché ça sur Google pour passer le temps et parce qu’elle n’arrêtait pas de penser à ce garçon de type asiatique, avec ses dreadlocks. Il chante avec sa vraie voix maintenant, les yeux fermés. Exit la version grand public. Exit l’accent américain bien rodé. Plus de deuxième, troisième ou quatrième masque. Lalita vacille. Ou, est-ce le navire qui tangue ?

Ces satanés talons aiguilles. Douze centimètres d’acier habillé de satin. Peu importe. Elle ne bosse pas.

Lalita Masarangi, Security Team sur le Spirit of Europe. Je viens prendre mon service. Huit heures/vingt heures, deux pauses d’une demie heure, plus les extras. Sept jours par semaine, durant trois mois, un mois de congés. What a fuck. Elle en est aujourd’hui à son dix-neuvième jour. Une fois et demie « Exaucez votre rêve en Méditerranée occidentale ! »

Ouvre les yeux, Jo ! Regarde-moi !

Jo ouvre les yeux. La maison dans les rizières du nord de Manille disparaît lentement comme les dernières bribes d’un rêve. Un ultime regard à Grand-mère Bella debout, droite, appuyée sur sa canne. Ses yeux pétillants illuminent son visage fripé et le fusillent. Joseph et ses cheveux crépus. Preuve de son amour pour un américain dans les forêts du mont Arayat, à corps perdu sur les routes de l’exil face aux fascistes japonais.

Gurkha Girl, c’est ainsi qu’il l’a surnommée dans sa tête, sacrément bien roulée, celle-là. En uniforme, elle fait très cool, pantalon noir, béret vert, style guérilléro. Minijupe à paillettes et chaussures à talons cheap. Gurkha Girl en pute népalaise. Les paupières trop bleues, les boucles trop factices. Elle a perdu sa dangereuse froideur. Remplacée par autre chose, un possible, lui, ça l’excite. Les yeux clos, elle se balance en rythme. Jo se retourne. Raymond, le bassiste, sourit et hoche la tête. Ta nuit, Jo. Jo sans e. Joseph, pas Joe.

Se barrer une bonne fois pour toutes.

Deux heures de variétés, trois fois par jour, uniquement des hits anglais ou américains, tous tirés de la play liste fournie par la Direction Générale des Gold Cruises à Miami, rien que des tubes autorisés aux moins de 16 ans, exclusivement de la merde, la merde la plus ennuyeuse du monde.

« Tu as peut-être quelque chose de Jimmy Hendrix mais, les vieilles, là, c’est Bob Marley qu’elles veulent, et encore, limite. »

No woman No cry. A midi dans le salon Maharadjah, l’après-midi le Star et la nuit, sur la promenade ou à la piscine, c’est selon. Sept jours par semaine durant dix semaines, trois semaines de congés. Huitième jour aujourd’hui, de leur troisième voyage. Aujourd’hui, Jo a regardé la Gurkha Girl dans les yeux en murmurant « Anak ». Coup d’oeil des trois autres derrière son dos. La chanson risque de leur coûter leur contrat. Mais Jo le sait, ils ne peuvent résister à l’envie.

Se barrer une bonne fois pour toutes.
Être un jour nous-mêmes. Une dernière fois, le refrain du méga tube des Philippines. Puis, silence.
Un frémissement. Le vent. Plus fort.
Salut.
Beaucoup plus fort qu’avant.
Gurkha Girl sourit, les genoux flageolants.


Merle Kröger est née en 1967 à Plön.

En 2003, elle publie Cut !, son premier Kriminalroman, suivi de Kyai ! en 2006 et de Grenzfall en 2012.

En 2015, Havarie est son quatrième roman publié chez Reihe Ariadne. Il a été traduit en anglais sous le titre Collision par Unnamed Press en novembre 2017. La version allemande du livre de poche sera publié en mars 2018.

Site de l’éditeur : http://argument.de