Krimi, le polar allemand

Krimi inédit #3 – Alles so hell da vorn de Monika Geier

Pendant un mois, Fondu Au Noir vous propose de découvrir chaque semaine un Krimi, un polar allemand non traduit en France. Nous remercions les éditeurs et les auteurs en Allemagne, ainsi que Claudine Layre, traductrice, de nous accompagner dans cette mise en lumière. En espérant que ces extraits rencontreront des lecteurs et qui sait, des éditeurs français…

Krimi inédit #3 - Alles so hell da vorn de Monika Geier

2e place du Krimipreis 2018 (1e place Oliver Bottini)

Geier nous propose un texte magistral sur une femme flic imprévisible. Le roman a eu vite fait d’obtenir une place de choix dans le top des meilleurs polars. (Frankfurter Allgemeine Zeitung)

Geier maîtrise tous les registres : action et psychologie, satire et profondeur, description magistrale des personnages, langue élégante… (Deutschlandfunkkultur)

… il n’y pas de polars régionaux ou provinciaux en Allemagne, il y a seulement des bons et des mauvais polars. Nous pouvons faire confiance à Monika Geier qui, avec une facilité stupéfiante, écrit en série de remarquables romans policiers (Die Welt)

« Du bonheur pour tout le monde, gratuitement ! »

Stalker. Pique-nique au bord du chemin1 de Arcadi et Boris Strougatski

On est hors du monde, pensa Bettina en garant sa Taunus sur le trottoir, sous le vieil if du jardin de Tante Elfriede. L’arbre était comme une capsule temporelle, on parquait sa voiture dessous et on se retrouvait brusquement à l’avant-poste oublié d’un monde des ombres immémorial. Elle descendit du véhicule et frissonna. Comme toujours ici. Bien que l’âme du lieu, Tante Elfriede, repose sous des tilleuls dans une autre partie de la ville et que l’arbre, le jardin et la maison appartiennent désormais à Bettina : ce n’était pas un endroit plaisant. Tout était beaucoup trop vaste, donc insidieusement tombé en désuétude depuis longtemps et ceint de vieux bosquets envahissants. Au fond, Bettina possédait une forêt et un château. La Princesse au bois dormant, c’est moi, se dit-elle en essayant de sourire. En vain, car sa joue fut soudain très doucement effleurée par de molles aiguilles de l’if, comme par des doigts d’escamotrice. Bettina sursauta. Elle n’avait pas remarqué cette branche tombante, bien qu’elle barre visiblement le chemin. Étrange, se dit-elle. Tu tomberas, l’if. Tu seras le premier. Les nouveaux propriétaires ne supporteront pas ton épouvante de pacotille. Ils t’évalueront, microclimat compliqué, danger de chute, invasion de parasites, empoisonnement du sol. Et ils t’abattront, sans consacrer les années nécessaires à la véritable connaissance de ton âme maléfique. D’une certaine façon, c’est presque dommage, mais je te vendrai, l’if, ainsi que toute la propriété. Avec ses armoires fermées à clé, ses caves insolites et ses courants d’air inexpliqués.

Bettina ouvrit énergiquement le portillon du jardin. Il faisait frais ici, malgré la canicule d’août, mais c’était balayé et rangé. Tout avait l’air un peu nu, les larges marches de l’entrée, la porte d’entrée en bois. Mais ça irait, pour la première visite. Les acheteurs potentiels venaient le lendemain, un couple d’architectes de Grünstadt2 avec deux enfants. Ils étaient d’ici, ils avaient des projets et des idées. Ils transformeraient ce bunker d’avant-guerre en immeuble neuf, appartements de standing à louer, grandes pièces pour petites familles et célibataires distingués.

Bettina inspecta la plate-bande qu’elle avait créée la semaine dernière afin que cela ait l’air plus hospitalier. Sans succès, constata-t-elle. Les fleurs végétaient, non, elles pourrissaient. Rien ne pousse sous un if, tu le sais pourtant. Quelque chose chuchota dans le branchage. Bettina leva les yeux, l’arbre était immobile et majestueux, comme si toute malveillance était indigne de lui. Elle se dit soudain qu’il faudrait quand même un peu plus que des idées, des projets et une conception optimiste de la famille pour être les maîtres de cette demeure et de cet arbre.

Puis elle parcourut la maison et ouvrit les fenêtres. Aérez, lui avait dit l’agent immobilier, et si vous le pouvez, faites cuire du pain. Cela doit sentir bon et ne pas être humide. Mais ces pièces hautes de plafond avaient toujours suinté, même en période caniculaire et avec l’air étouffant du mois d’août, l’humidité était impossible à chasser. Les murs en étaient imprégnés. Toutes les poignées de porte et les rampes étaient recouvertes d’une fine moiteur. Bettina entra dans la salle de piano, repoussa les volets et laissa pénétrer l’air du soir. Elle voulait laisser le mobilier dans la maison. C’est un risque, lui avait objecté l’agent immobilier, seuls peu d’acheteurs considèrent les meubles comme une plus-value, mais bon, enlevez au moins les livres et en particulier, tout objet encore plus personnel.

Après avoir effectué un premier déménagement précipité et chaotique, Bettina n’avait plus rien débarrassé de la maison puisque elle avait de toute façon l’air impersonnel. Elle s’appuya sur le rebord de fenêtre et regarda le jardin : une jungle. Puis la salle : un tombeau. Pourtant, quelque chose avait changé. Les pièces lui paraissaient plus petites que d’habitude. Et beaucoup plus encrassées. Curieusement, c’était comme si la saleté avait toujours été là, mais qu’elle soit apparue à l’improviste, après des années d’invisibilité. Bettina ne gelait plus ici et ne se sentait plus laide. Très bizarre.

Exactement comme avec le tabac.

Elle avait arrêté.

Elle n’en avait encore parlé à personne, car elle s’interrogeait. Ne fallait-il pas lutter pour échapper à cette addiction ? Pour ne pas être en reste avec tous les autres ex-fumeurs, ne devait-elle pas se couvrir de patchs, consommer sprays, chewing-gums et conseils ésotériques, pour enfin, stressée à mort, résister à la moindre cigarette et en plus, prendre dix kilos ? N’était-ce pas la condition préalable pour avoir le droit de se dire « non-fumeuse » après une éternité passée à consommer du tabac ?

Elle était non-fumeuse. Depuis deux mois. Tout simplement. Sans réfléchir, l’inspectrice Bettina Boll avait clopé non-stop depuis l’âge de douze ans, car ses parents étaient décédés à cette période. Et voilà qu’elle ne fumait plus. Un point c’est tout. Elle ne l’avait pas décidé. Ce n’était plus nécessaire. Et si par hasard elle était énervée, c’était plutôt à cause des rituels méticuleux des fumeurs que de son faible taux de nicotine. Le besoin de cigarette avait disparu inopinément. C’était étonnant d’ailleurs qu’elle s’en rende compte seulement ce soir, à la vue de cette salle de piano poussiéreuse, dans sa crypte familiale glaciale : il avait disparu exactement le jour où on avait enterré Tante Elfriede.

(1) « Stalker. Pique-nique au bord du chemin » : 1re parution, Denoël, 1981, traduction Sylviana Delmotte. Toutes les notes sont de la traductrice.
(2) Grünstadt : localité située dans le canton de Bad Dürkheim, en Rhénanie-Palatinat. C’est dans ce land que vit et travaille Bettina Boll.

Monika Geier est née en 1970 à Ludwigshafen.

Son premier livre paru en 1999, Wie könnt ihr schlafen a gagné le Krimipreis Marlowe en 2000.

Alles so hell da vorn est son huitième et dernier roman, publié chez l’éditeur hambourgeois Argument Verlag. Il a figuré en deuxième place du Deutscher Krimi Preis et fera bientôt l’objet d’une adaptation en série ou en film.

Site de l’éditeur : http://argument.de/