Le lecteur en quête d’originalité ne devrait jamais oublier d’aller faire un tour du côté du polar japonais. Il offre des romans à part, notamment du fait des codes d’une société éloignée des nôtres, de ces petites différences qui procurent au lecteur une sensation d’atterrissage en territoire étranger.
Six Quatre est le nom d’une affaire qui a tourné au drame : l’enlèvement d’une petite fille de 7 ans retrouvée morte dans le coffre d’une voiture. Un échec marquant pour la polie. Flic de la criminelle à l’époque, Mikami est dorénavant chargé des relations avec la presse : un poste de compromis très mal vu par ses collègues. Mais l’affaire Six Quatre revient occuper les mémoires, 14 ans après les faits. Imaginons ce que bien des auteurs auraient fait avec un tel sujet. Un traitement un peu convenu, une police en ébullition, un tueur mystérieux, un rythme soutenu, un flic sur le terrain.
Hidéo Yokoyama passionne son lecteur avec des registres bien différents. D’abord par la minutieuse description de deux métiers : la police versant administratif, et la presse. Mikami n’est plus un enquêteur. Il a la charge d’entretenir une « fenêtre » entre la police et l’extérieur. Il doit lâcher des informations aux journalistes, en dissimuler d’autres, il doit gagner la confiance de tous. Les questions morales liées à sa position d’intermédiaire l’obsèdent. L’auteur rend à merveille la finesse des tensions et des rivalités, la concurrence entre les services, l’administratif contre le terrain. « Dans ce milieu sans assassin ni politicard véreux, il dépensait davantage d’énergie qu’à coller au tapis la racaille, il s’usait les nerfs à foncer tête baissée vers un but qui n’en était pas un. » Mikami a une position d’observateur, il perçoit les anomalies, devine un secret, tente de comprendre. À travers lui, l’auteur interroge la fonction de la police dans la société. « L’ordre public est une chose fastidieuse que l’on confie à la police pour pouvoir s’occuper de sa propre existence. Le film qui vous protège tous n’a pas été élaboré par la police, c’est un moyen que le peuple a imaginé, une illusion partagée bien commode. »
Puis le tableau repose sur les autres personnages. Les collègues. Sa femme, sa fille fugueuse. Comme toujours dans le roman japonais, le rôle de la femme pose question, directement ou au détour d’une situation, d’une phrase. « Il fut lui-même surpris de s’entendre parler avec un ton aussi impératif. Mais le poison était déjà dans ses veines. Il réalisa qu’il regretterait un jour ce fugace instant durant lequel il avait compté sur le fait que Mikumo était une femme. » Si les rapports humains sont marqués par des codes et une distance, ils laissent parfois place à de grands moments de franchise, et beaucoup d’émotion.
Entendons-nous bien, la force de Six Quatre ne tient pas dans ses aspects exotiques, comme les portraits de défunts auprès desquels brûle de l’encens… Hidéo Yokoyama a tout simplement un point de vue, à la périphérie du crime. Il réussit à rendre stressant une négociation entre journalistes et police au sujet de l’anonymat des victimes, ou une conférence de presse interminable. Puis il assène le coup de grâce en levant le mystère du Six Quatre. Certains indices semés dans l’histoire vous reviennent à l’esprit avec un « oh » de stupéfaction et de jubilation face au brio de la construction. Mention spéciale au traducteur.
Auteur majeur au Japon, Hidéo Yokohama a écrit plusieurs romans, et Six Quatre est traduit un peu partout dans le monde. Pourvu qu’il ouvre la voix à la parution d’autres de ses ouvrages. Que ce ne soit pas l’affaire d’un best seller.
Caroline de Benedetti
Hidéo Yokoyama, Six Quatre, Liana Levi, 2017, traduit du japonais par Jacques Lalloz, 23 €, 612 p.