Focus

Ecorce, No collection

Si vous ne connaissez pas les éditions Ecorce il est temps d’y remédier. Depuis 2009 de très bons romans comme Retour à la nuit(Eric Maneval), Bois (Fred Gevart) et Recluses (Séverine Chevalier) sont sortis grâce au travail de Cyril Herry. Il nous annonce un nouveau projet, tout chaud sorti de chez l’imprimeur !
Il paraît que tu viens d’envoyer un Bon À Tirer à ton imprimeur. Il paraît qu’un auteur allié à une illustratrice vont inaugurer une No Collection chez Ecorce… Que peux-tu nous dire sur ce livre ? Par exemple, comment est né le projet ?
Aujourd’hui, dimanche tristounet, je travaille sur la maquette du livre avec une collaboratrice précieuse, en vue du Bon À Tirer. On perfectionne le bébé encore virtuel, on solutionne les ultimes petits problèmes. On parle de millimètres dans les fonds perdus et de repères de coupe. Avec l’imprimeur, on va parler de pourcentage de cyan dans le gris de la couverture et d’un feuillet blanc qui apparaît à un moment donné dans le fichier texte. Tous les fichiers seront bouclés dans le courant de la semaine. A partir de là, je me mettrai à guetter le facteur et l’arrivée du prototype que j’examinerai à la loupe et que je validerai s’il correspond à mes souhaits. La phase de conception d’un livre est terriblement excitante, d’autant qu’il s’agit là d’une nouvelle collection, donc de paramètres différents de la collection Noir. Nouveau format, nouvelle mise en page, et des illustrations effectivement.

C’est le livre lui-même qui a stimulé la création de No collection. Il ne correspond absolument pas à la collection Noir et il n’était pas question de le sortir au format virtuel dans la collection Arobase. J’ai tenu à en faire un bel objet. C’est l’histoire d’un coup de cœur pour un ovni.

Ecorce, No collection
Hafed Benotman par © Laurence Biberfeld
C’était en juin dernier, sur une terrasse ensoleillée d’Aubusson, en clôture du festival des Nuits noires. Hafed Benotman m’a intercepté pour me dire qu’il avait un manuscrit à me proposer. Je lui ai demandé s’il s’agissait d’un roman noir et il a répondu non. Il a ajouté que c’était une histoire de pirates en précisant que Laurence Biberfeld l’avait illustrée. Laurence se trouvait sur la même terrasse, à une autre table. Humainement, ça se présentait très bien. J’ai reçu le manuscrit et les illustrations la semaine suivante. Le bébé s’intitule Coco, mais le texte intégral sera lu par Félix Libris sous le titre Monsieur Coco. Ce sera le 6 décembre au Centre de la Voix de l’Université Paris-Sorbonne. Le programme indique que cette lecture est interdite aux moins de 16 ans.

C’est une histoire de pirates dont le personnage principal et narrateur est un perroquet. Sous la plume de Hafed, ce récit complètement déjanté est un prétexte à nous parler du monde et des individus curieux qui l’habitent. C’est un récit métaphorique animé par une étonnante galerie de personnages, humains et animaux confondus, mais qui parlent tous la même langue (ce qui ne facilite pas pour autant les choses). Ça débute sur l’océan et ça s’achève dans le désert – c’est sans doute une des plus fortes métaphores du récit, et il faudra que je parle de Nietzsche avec Hafed, un de ces jours. Sous le crayon de Laurence, c’est savoureux et diablement pimenté.

Ecorce, No collection
Pourquoi interdit aux moins de 16 ans ?

Pour éveiller la curiosité du public, dixit Hafed. Pardi ! Mais les moins de 16 ans en ont vu d’autres, tandis que moins de 12 serait plus justifié, même s’il n’est pas prévu de faire figurer cette mention sur le livre. Le récit grouille néanmoins de scènes tordues où tous les vices imaginables et les péchés se combinent entre brigands de toutes espèces, animaux itou et trois divinités. Coco est une parodie orgiaque au sein d’un corpus humain dénué de morale et d’autorité. C’est la loi du plus fort qui règne, ou plutôt du plus barbare.

Cependant, dans cette jungle trash et livrée à elle-même, Hafed trouve encore le moyen de raconter une histoire d’amour entre deux oiseaux rares. C’est la petite touche d’espoir du récit ; une façon de dire que si on baisse les bras et qu’on persiste à raisonner chacun pour soi comme c’est si souvent le cas ici bas, alors tout est fichu. Tout s’effondre. C’est l’âge de pierre avec options fours micro-ondes et climatisation.

Où pourra-t-on trouver Coco ? Y a-t-il un tirage limité ?
Comme les autres livres des éditions Ecorce, celui-ci sera référencé où il faut pour que tout libraire soit en mesure de se le procurer rapidement à la demande des lecteurs. Sur les salons et autres types de rencontres où Hafed et Laurence seront présents, Coco devrait être à leurs côtés également.
Un premier tirage assez restreint est prévu, mais si le livre fonctionne il sera retiré. Ce projet est une expérience, tant pour les auteurs que pour la maison d’édition. Hafed l’a écrit en partie en prison et il l’a soumis à sa sortie à Laurence avant de le terminer. Je suis tenté d’en parler comme d’un trip – bon ou mauvais, la question n’est pas là. Une parenthèse dans le parcours compliqué d’Hafed. À l’exception du public dont il disposait quand il était prisonnier, Hafed n’a pas dû se demander une seule fois ce qu’en penseraient ses lecteurs. Alors j’ignore quel public Coco est susceptible de toucher.
Et pour en revenir au livre lui-même, initialement je voulais réaliser un objet assez précieux avec différents types de papiers, des grammages différents notamment, limité et numéroté, assez luxueux comme peuvent l’être certains livres pour enfants ou des livres d’artistes, mais la formule impliquait un coût de fabrication considérable et un prix de vente conséquent. J’ai opté pour une autre formule qui donne un livre non moins élégant, agréable au regard et au toucher.
Le premier roman Ecorce (Retour à la nuit, d’Eric Maneval), est sorti en novembre 2009. Trois ans après, comment se portent les éditions ? Sont-elles financièrement stables ? Quel regard portes-tu sur ce métier et ce milieu ?
Sans salarié ni diffuseur à ce jour, la maison d’édition se porte assez bien. La vente des romans et le soutien de partenaires régionaux permettent de poursuivre l’aventure, et notamment d’envisager plus de sorties en 2013. Jusqu’ici, avec un roman par an, la difficulté consistait à ne pas tomber dans l’oubli.
Ecorce reste une micro-maison d’édition et n’envisage pas forcément de prendre de l’envergure. L’objectif consiste toujours à produire des créations qui résultent de coups de cœur, à en faire des livres plaisants au regard et au touché, et à travailler avec des auteurs pertinents, conscients dès le départ que leur livre ne sera pas en tête de gondoles dans les grandes surfaces culturelles et qu’ils ne feront jamais fortune grâce aux éditions Ecorce. La passion préside, et tant pis si les recettes d’un livre ne suffisent pas toujours à amortir son coût de réalisation ; ce qui compte, c’est qu’il existe et voyage à son rythme (ou parvienne à se frayer un chemin dans la jungle).
La dernière partie de ta question exigerait des pages pour y répondre vraiment. Si l’activité d’éditeur est à mes yeux passionnante, le milieu quant à lui est complexe, tant par l’infinie variété et le nombre toujours croissant de livres qui voient le jour au cours d’une année, que par le fait que tous les éditeurs ne travaillent pas de la même façon,ni pour les mêmes raisons.
Ce que j’ai envie de dire, c’est que s’il n’y a pas de passion, ni de littérature, ni d’écriture au sens charnel du terme, mais uniquement du chiffre et des slogans, l’aventure ne vaut pas la peine d’être vécue. Un livre dénué de passion, dénué de tripes, c’est triste, ça ne vibre pas, c’est sec. On le détecte rapidement si on est un tantinet attentif et exigent. Je parle ici autant d’écriture que d’édition. Et ces trois ans d’expérience m’ont permis de constater que beaucoup de lecteurs n’étaient pas dupes à ce sujet. C’est la raison pour laquelle je tiens à poursuivre l’aventure, même si et avant tout parce qu’elle comporte des risques.