Certains romans n’ont pas de bol. Celui-ci ressemble à un fantôme, inconnu des critiques, blogueurs et autres journalistes. Est-ce la faute de Stock qui n’a donné aucun moyens à cette collection « La Cosmopolite Noire », morte avant d’avoir vraiment existé ? Heureusement ce premier roman a été traduit dans plusieurs pays, ce qui suggère un certain succès public ailleurs que dans l’Hexagone.
Une uchronie : nous sommes en 2011 à Berlin Est. Le mur sépare toujours la ville, malgré une tentative d’ouverture en 1990, période appelée « réanimation » qui a tourné cour pour cause d’exode massif. Depuis, chaque allemand de l’Est « a fait ses adieux à la patrie, au rêve natal, au rêve d’une société juste. (…) Nous sommes un État fantôme. »
S’il fallait juger la qualité d’un roman à l’aune des notes prises pendant sa lecture, celui-ci remporterait un prix. 3 pages de citations, de réflexions, pour s’extasier devant l’humour des descriptions, la présence de la musique, la vision sociale, l’émotion… Des passages gardés en mémoire avec l’envie d’y revenir.
Plan D raconte le combat des hommes pour le monde dont ils rêvent. Il est porté par un personnage fort : Wegener, le flic de l’Est. On pourrait le rapprocher du flic de Requins d’eau douce, roman d’Heinrich Steinfest très proche par sa richesse et son originalité. Wegener est le même genre d’homme, lucide et mélancolique, et son petit grain de folie lui est nécessaire pour survivre. Il vit dans l’idée de retrouver l’amour de son ex, avec laquelle il fantasme de jolies scènes d’amour au téléphone. Il déjeune avec le fantôme de son collègue disparu, et il traîne les rêves brisés du socialisme. Ses concitoyens rêvent de la liberté et de l’abondance de l’Ouest, pendant que l’Ouest rêve du plein emploi socialiste. D’autres œuvrent à la réunification pour des motifs économiques. Tous ces fantasmes sont à confronter avec l’Allemagne tel que nous la connaissons aujourd’hui, unie ; et il s’agit sans aucun doute d’un des buts de l’auteur. Il est bien sûr question de l’échec des politiques au pouvoir, de la fatigue et la souffrance de ceux qui la subissent.
« Partout, on intensifiait la Stasi, pas seulement en RDA. Partout on était observé, visionné, fiché, sans retenue, parfois tout à fait officiellement, parfois de manière absolument officieuse. Les hommes ont toujours un goût pour l’exhibitionnisme et le voyeurisme, pensa Wegener, ils peuvent à présent s’adonner aux deux avec volupté. Les uns asservis par le socialisme, les autres asservis par leurs moyens techniques. »
L’histoire démarre sur une étrange scène en forêt, la découverte d’un homme pendu à côté d’un pipeline, alors qu’un gros contrat de gaz est négocié entre l’Est et l’Ouest. Certains détails suggèrent les méthodes de la Stasi. Wegener sera bientôt rejoint par un flic de l’Ouest, qui porte des slips modernes, lui ! Détail qui a son importance quand les deux se retrouveront contraints d’interroger un témoin sur une plage nudiste, mais n’allons pas trop vite… Il faut savourer l’écriture de l’auteur, deuxième élément séduisant de ce roman. Loin d’être fonctionnelle, elle embarque par son rythme et sa sensibilité.
Avec Plan D le niveau grimpe d’un cran. C’est le genre de lecture qui remet les autres à leur juste place. Autant d’éléments qui le rendent indispensable.
Caroline de Benedetti
Simon Urban, Plan D, Stock, 2013, 24 €, 576 p. Traduit de l’allemand par Brice Germain.