Le braquage. L’instant T narratif. Avant lui, tout peut encore bien se terminer pour chacun des personnages. Aussi dure soit la vie du flic Diego Cañas, en conflit avec son adolescente de fille, ou celle de Liang l’indic prof de kung-fu et petit voleur, elle ne les a pas encore placés face à des choix dramatiques.
Société noire, horizon gris
Avant le braquage, Société noire raconte les services de police à l’affût de l’implantation d’une triade chinoise pour le contrôle du trafic d’héroïne. Leur opération de surveillance va s’appeler Jackie Chan. Pour ça, Cañas va solliciter Liang, et voilà le petit grain de sable qui grippe la machine. Après le braquage, c’est la course à la vérité et la survie.
Andreu Martín promène son lecteur de l’avant à l’après et ce procédé, chez d’autres voyant et artificiel, amène ici en finesse les liens entre les personnages. Barcelone fournit un merveilleux décor, avec son image de ville portuaire et bigarrée, où l’on imagine sans peine les voitures de police filer sur les Ramblas et l’irruption d’une autre mafia : celle des maras latino-américaines, gangs aussi violents que la communauté chinoise est réputée discrète. Société Noire ne porte aucun héros, se situant au coeur des personnages plus qu’au coeur de l’enquête. Il décrit les forces qui écrasent l’épouse, le fils, l’adolescente en révolte, le clandestin asservi.
» Cañas… On traverse une crise terrible qui est à deux doigts de foutre ce pays en l’air. Si nous pouvons nous en sortir moyennant pots de vin, commissions, requalifications, magouilles et tripatouillages, tu crois qu’ils ne vont pas le faire ? Si le trafic d’armes, de drogue, de femmes et d’enfants ou de n’importe quoi d’autre peut apporter des liquidités aux banques, tu crois qu’elles vont dire : Non, s’il vous plaît, on veut seulement de l’argent propre ? »
En plus de l’histoire, des personnages et du propos, Société noire est porté par l’écriture d’Andreu Martín, enlevée, drôle et témoignant d’un oeil perçant sur ce qui l’entoure, capable de restituer les situations avec une fraîcheur bienvenue. Depuis 2005 l’auteur, âgé de 67 ans et figure importante du polar espagnol, n’était plus publié en France. Ce roman laisse deviner combien les lecteurs y ont perdu.
Caroline de Benedetti
Andreu Martín, Société noire, Asphalte, 2016, traduit du catalan par Marianne Millon, 22 €, 312 p.