« Les gens ne connaissent pas la vérité. Je veux dire que si tu recouvrais soudain la vue, comme moi, tu serais horrifié par ce qui nous entoure : notre rue est suspendue dans le vide, soutenue par des pylônes d’acier, tout notre univers n’est qu’un empilement d’ossatures métalliques immondes. Personne ne le voit, car nous sommes incapables de voir. Les gens sont persuadés que seul l’espace proche existe. »
Dans Espace Lointain le monde est maintenu dans l’ignorance par l’État (L’Union Gouvernementale et ses vilains ministères). La société moderne est utilisatrice et sans âme, la raison domine tout. Le rire, la joie et la vue sont des maladies mentales qu’il faut éradiquer. Le décor et l’histoire s’inscrivent sans aucune surprise dans la lignée des oeuvres dystopiques d’Orwell, Zamiatine, Bradbury ou Wahlöö. La beauté face à ce monde de béton émane de la nature : la mer, la forêt, la montagne… Cette première partie pose les bases de façon prévisible.
On croit avoir compris les enjeux de ce monde, mais le propos devient plus complexe dans une deuxième partie où des questionnements surgissent. Les poncifs et clichés s’affinent tout comme la réflexion sur le monde, et plus on avance plus les certitudes se fissurent. Dans une troisième partie la lecture se fait philosophique et politique.
Espace Lointain parle de liberté, d’organisation de la société, d’immuabilité et de peur du changement. Le livre aborde les sacrifices qu’une société, qu’un peuple, sont près à faire pour vivre dans une relative sécurité matérielle. Cette réflexion se fait par le biais de divers documents (journaux intimes, articles de presses, etc) et reprend des modèles de discours connus : d’un côté les révolutionnaires, de l’autre les conservateurs. Et, par-delà, une représentation de la dichotomie sentiment contre raison ou expérience de l’âge contre nouvelles expériences. Les voyants et les aveugles forment deux classes, et portent une réflexion sur la possibilité de cohabiter et de se mélanger entre personnes aux histoires et aux repères différents. C’est une des fonctions de la science-fiction de parler du monde de maintenant en se servant d’autres mondes possibles. Avec Espace Lointain, si vous passez la première partie et quelques longueurs, le contrat est rempli et vous pourrez philosopher sur le monde en lui-même et sur la façon dont l’auteur l’envisage.
Emeric Cloche
Jaroslav Melnik, Espace Lointain, Agullo, 2017, traduit du lituanien par Margarita Barakauskaité – Le Borgne, 320 p. 21,50 €
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