Le titre est emprunté à William Blake, cité dans l’épigraphe initiale : « L’homme devrait travailler et s’attrister, apprendre, oublier et retourner dans l’obscure vallée, d’où il est venu pour reprendre sa tâche. » Qui sont ces candidats au retour, dont Gamboa donne à entendre la voix ? Des « corps qui souffrent », des « figures surgies des décombres » (titre de la Ie partie).
Il y a d’abord le consul, narrateur et double de l’auteur qui a lui-même été diplomate et journaliste, et réside en Italie. Il prend des notes sur Rimbaud dont la destinée le fascine, et ces carnets de notes alternent avec sa propre histoire. C’est un SMS, reçu à la terrasse d’un café romain, lui donnant rendez-vous dans un hôtel à Madrid, qui sert d’embrayeur à l’action. Puis, il y a Manuela, dont le récit s’adresse à un psychothérapeute auquel elle raconte son incroyable enfance fracassée (« On dirait une fiction, mais c’est la réalité. ») Et l’argentin Tertuliano, qui s’adresse au Consul et lui explique comment lui est venue l‘idée d’une « République Universelle ». D’autres personnages plus ou moins marginaux apparaissent dans les récits des trois personnages principaux, tous atteints par la « maladie du passé », tous tentés par le retour dans leur vallée d’origine, pour y régler des comptes, familiaux ou politiques. Pour Manuela, figure centrale, il s’agit de vengeance (« le grand orgasme de la haine »).
C’est à Madrid que se croisent les destinées de ces personnages disparates. Madrid, paralysée par une attaque terroriste de grande envergure : une prise d’otages à l’ambassade d’Irlande interdit toute tentative de départ. C’est à Harar, « là où Rimbaud voulait revenir », que l’on quitte nos exilés, après leur retour dans une Colombie qu’ils ne reconnaissent pas : « Grâce à la paix, la Colombie avait cessé d’être ce qu’elle avait été pendant un demi-siècle : une cour d’exécutions capitales de 1 178 000 kilomètres carrés, dont les rivières et les lagunes étaient devenus des dépotoirs de cadavres, et d’où on était en train d’exhumer, peu à peu, les millions d’ossements enterrés sous la couche végétale qui avaient transformé le pays en fosse commune la plus belle et la plus fleurie d’Amérique latine. » Bienvenue au « 5e parallèle (…) République de la Bonté » (titre de la 2e partie). Rassurons l’amateur de mauvais genre : « le tourbillon de bonté nationale » n’empêchera pas l’exécution de la superbe vengeance planifiée à Madrid.
On n’avait pas connu un tel choc depuis Cent ans de solitude, ni rencontré une telle énergie, une telle maîtrise du récit, un tel réalisme halluciné dans les portraits et les descriptions. Un demi-siècle sépare Santiago Gamboa de Gabriel Garcia Marquez mais leurs biographies présentent plus d’un point commun : journalisme, diplomatie, vie partagée entre pays natal (Colombie) et pays d’adoption (Italie, Espagne). Pas le même style exactement, mais la même puissance. Pas le même monde évidemment, mais la même violence. Celle de notre monde.
À noter : Santiago Gamboa est à Nantes pour plusieurs rencontres durant le festival Atlantide du 17 au 18 février.
Jocelyne Hubert
Santiago Gamboa, Retourner dans l’obscure vallée, Métailié, 2017, traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry, 21 €, 448 p.