Julia Alveston est une jeune fille de quatorze ans qui vit seule avec son père dans une maison délabrée, isolée au milieu des bois de la côte est californienne. Son quotidien est rythmé par le collège, les entraînements au tir, les parties de cartes avec son grand-père et les escapades en pleine nature. Mais Julia, qui préfère qu’on l’appelle Turtle, ne grandit pas comme les autres enfants de son âge : son père est intraitable et abuse d’elle. Face aux inquiétudes de son entourage, la jeune fille nie pourtant tout problème. Lors d’une de ses fugues, elle rencontre Jacob et Brett, deux lycéens perdus lors d’une virée en camping sauvage. Leur amitié naissante pourrait faire prendre conscience à Turtle qu’une autre voie est possible.
Best-seller de l’année 2017 aux États-Unis, My Absolute Darling séduit par sa force et son refus du manichéisme. Turtle n’est pas qu’une victime, elle est bien plus que ça. Elle veut sortir de cette relation toxique mais elle a peur de ce qui pourrait arriver si la vérité sur son père est découverte. Car malgré tout, elle tient à lui et à leur rituels. L’ambivalence de ses sentiments est troublante et pourtant véritable, comme dans ces cas où la personne qui fait du mal est aussi quelqu’un d’aimé. Martin, père pervers et possessif, appelle Julia « Mon amour absolu » car elle est le mélange parfait des deux personnes qu’il aime le plus au monde : Helena, la mère de Julia, et lui-même.
Sauvage et sans pitié, Gabriel Tallent fait l’éloge de la nature, comme en miroir de la relation de Turtle et de son père. Et on s’y croirait : on voit les vagues se fracasser sur les rochers, les pieds s’enfoncer dans la vase et le nid de l’araignée dans la baignoire. La jeune fille connaît la région comme sa poche et on la suit des bois à la plage, le fusil à l’épaule. Mais cette nature aimée et chérie la rattrape : son corps change et elle prend alors conscience que cette situation œdipienne ne pourra pas durer éternellement sans conséquence.
À travers son héroïne, l’auteur dépeint les affres de l’adolescence : cet âge où tout est possible mais où se sent pourtant affreusement pitoyable. La narration à la troisième personne nous met dans cette position particulière, tout près de Turtle et de ses pensées mais pas dans sa tête. Face à son incapacité à faire un choix et à prendre la décision qui s’impose, Turtle se voue à elle-même une haine féroce et ne peut s’empêcher de retourner sa cruauté envers ceux qui lui tendent la main. My Absolute Darling est une leçon de vie sur les raisons qui poussent à se battre.
Justine Vaillant
Gabriel Tallent, My Absolute Darling, Gallmeister, 2018, traduit de l’américain par Laura Derajinski, 24,40 €, 464 p.