C’est l’une des spécificités du festival que d’éclairer les angles morts de la production cinématographique mondiale : qu’il s’agisse de mystérieux pays d’Asie centrale (Azerbaïdjan), de cinéaste prolifique mais méconnu (Arturo Ripstein) ou de studio célèbre pour ses productions de films de genre (Nikkatsu). Cette année, les 12 films de la section intitulée TAIPEI STORY « ne racontent pas l’histoire d’une ville, mais quelques histoires de ceux qui la vivent » (Jérôme Baron, directeur artistique de la programmation). S’y côtoient films rares de réalisateurs oubliés (Mou Tun-fei) et films anciens de cinéastes reconnus (Edward Yang, Hou Hsa Hsien, Tsai Min Liang). On peut les voir dans leur succession chronologique (1964-2003) ou bien se focaliser sur les années 80 pour assister à l’émergence d’une nouvelle vague taiwanaise, toujours vivace aujourd’hui, comme en témoigne la programmation anniversaire qui dresse « un état des lieux du cinéma contemporain .»
L’innovation formelle de cette nouvelle vague est frappante dès les premiers plans de Terrorizers (Edward Yang, 1986) et de La fille du Nil (Hou Hsa Hsien, 1987) où le point de vue est celui du visiteur ou du passant qui découvre une scène « cadrée » par une porte ou une fenêtre, et éclairée par une autre porte ou fenêtre donnant sur cour ou jardin. Cette mise en abîme du regard au lieu de créer une distance avec les personnages favorise au contraire un sentiment d’intimité : le spectateur a l’impression de surprendre une scène par hasard, mais sans éprouver de sentiment de voyeurisme puisqu’il passait là, devant cette porte ouverte qui découpe la lumière selon une géométrie changeante. On retrouve le même type de plans dans Millenium Mambo (2001) sublimés par une lumière… indicible ! Rien d’« esthétisant » dans ces images mais une forme adaptée au portrait collectif d’une génération (qui passe ses soirées dans des lieux éclairés au néon) et aux portraits de belles et émouvantes jeunes filles (tabagiques).
Même adéquation de la forme et du fond dans Taipei Story (1985) et Terrorizers (1986) d’Edward Yang : figures géométriques d’une ville quadrillée, à l’image des cloisonnements d’une société rigide. Portrait collectif, sous forme de puzzle dont les pièces sont reliées par des lignes discontinues qui se croisent parfois. Chaque pièce du puzzle incarnant une figure de la solitude urbaine. Le succès mérité de YiYi (2000) a occulté ces premières réalisations d’un cinéaste exceptionnel auquel le festival de 2008 rendait hommage (après sa mort en 2007). Participaient à cet hommage sa femme et ses amis – dont le cinéaste Hou Hsiao-hsien qui tient le rôle principal dans Taipei Story, tandis qu’Edward Yang fut le compositeur de la musique d’Un été chez grand père, Montgolfière d’ or en 85.
En 2018, c’est Tsai Min Liang qui est présent à Nantes avec 3 films : Goodbye, Dragon Inn dans la programmation Taipe Story (2003), Vive l’amour (1994) et Your face (2018) dans le programme du 40e anniversaire. Au cours de son intervention au Lieu Unique, il a partagé avec le public sa vision du cinéma : « Pour moi, un cinéaste doit savoir filmer avant tout. Je m’oppose à l’idée que son travail est de raconter des histoires. C’est en regardant ces visages à l’écran, et pas seulement en écoutant leurs histoires, que l’on comprend la vie des personnages. C’est pour cela que, de plus en plus, je me retire de la narration pour me concentrer sur les postures et les visages qui racontent tout autant, ou même plus. »
Jocelyne Hubert