Aucune œuvre cinématographique n’aura été plus étudiée, analysée, disséquée que celle de Jean-Luc Godard. Tout le monde connait son nom – mais pas toujours ses films. Loin de nous la prétention de l’exégèse, ni même de l’éloge funèbre. Juste un coup de projecteur sur l’une des caractéristiques de l’oeuvre : l’omniprésence de l’univers du polar, bien différente des « adaptations » réalisées par ses camarades des Cahiers : Truffaut (Goodis, Irish) et Chabrol (Simenon, Manchette). D’abord parce que le polar est souvent présent – physiquement – à l’image, par le jeu des citations.
Citations/piège à cons
« J’aime bien me servir de tout. Tout est citation. Si je fais un plan de l’Arc de Triomphe c’est une citation. » (entretien avec R. Bellour 1964) Exemple célèbre : la couverture d’un Série Noire – Au Poteau, d’Antoine Dominique – succédant à celle d’un roman de Claude Mauriac Toutes les femmes sont fatales , clôt une dispute muette, constituée de titres de livres dans Une femme est une femme. Le cadrage ne permettant pas de lire le titre complet du roman, le spectateur lit : Toutes les femmes… Au Poteau ! Poteau de torture de western comme le suggère la musique qui accompagne la scène ? De toutes façons, réponse apparemment définitive d’Emile (Jean-Claude Brialy) à la demande d’Angela (Anna Karina) qui lui réclame un enfant !
Le plan (en fait le détail d’un plan) le plus connu du Mépris – souvent choisi par les distributeurs pour les affiches – est celui de Bardot en bikini, allongée sur le ventre, un livre ouvert, à l’envers sur les fesses. C’est un Série Noire, Frappez sans entrer (!) de John Godey. Notons que dans le film, Bardot est nue ce qui rend la citation d’autant plus drôle.
La citation peut être musicale, picturale, cinématographique, elle n’a jamais rien de didactique, elle est légère et toujours incorporée naturellement au plan. Lorsque Michel Poiccard (Belmondo) s’arrête devant un cinéma qui affiche un portrait d’Humphrey Bogart (curieusement sans chapeau ni cigarette) dans À bout de souffle, un simple champ contrechamp suffit à faire comprendre le personnage et envisager sa destinée…
D’autres films suivront, ouvertement adaptés de Série Noire : Pierrot le fou d’après Le démon de 11h de Lionel White et Bande à part d’après Pigeon vole de B. et D. Hitchens. Made in USA adapté de Rien dans le coffre de Richard Stark (alias Donald Westlake) où l’on voit Karina, allongée, somnolente, un Série Noire posé contre sa joue : Adieu la vie, adieu l’amour d’Horace Mac Coy. Ce film marque un degré supplémentaire dans l’importance que Godard accorde au polar. Il donne à ses personnages principaux les noms d’auteurs, d’acteurs, et de réalisateurs que l’on disait « de série B » : Goodis (Yves Afonso), Don Siegel (Jean-Pierre Léaud), Aldrich (Jean-Claude Bouillon) Richard Widmark (Laszlo Szabo). Humour potache ? Goût du gag ? Fétichisme ? Si l’on regarde ailleurs que dans les polars « déclarés », on constate l’omniprésence de certains détails.
Chapeau mou et lunettes noires
À première vue simple accessoire vestimentaire, le chapeau pourrait servir simplement à contextualiser le personnage du gangster ou du flic. Associé aux lunettes noires et à la cigarette, on ne peut s’empêcher de penser à un autoportrait éclaté du réalisateur. Belmondo, Piccoli, Szabo, Samy Frey, Eddie Constantine… doubles de Godard ? Au-delà des personnages de fiction il y a les vrais gens, réalisateurs, auteurs de polars ou de films noirs que Godard a choisi de faire tourner (pour parler à sa place ?). Pourquoi Jean-Pierre Melville, Laszlo Szabo, Jean-Pierre Mocky, Samuel Fuller, Fritz Lang ?
Prenons Samuel Fuller, juste un cameo au début de Pierrot le Fou. Belmondo, « Ferdinand » pas encore Pierrot, assiste à une soirée mondaine. Il fait tapisserie et semble s’ennuyer. À côté de lui un petit bonhomme avec des lunettes noires et un gros cigare. La conversation s’engage grâce à une interprète car le petit homme ne parle pas français. Plan fixe, beaucoup de passages d’invités au premier plan . Il faut tendre l’oreille. On apprend que le petit homme s’appelle Samuel Fuller et qu’il est cinéaste, Ferdinand lui pose alors la question : « qu’est-ce que le cinéma ? » Réponse : « la bataille, l’amour, la haine, l’action, la violence, la mort… En un seul mot : l’émotion ! » … « Au commencement, était l’émotion » disait l’autre Ferdinand que l’on retrouvera plus loin, en citation, dans le film.
Qu’est ce que le cinéma ?
Treize ans plus tard, Godard répondra lui-même en acceptant l’invitation du directeur du Conservatoire d’Art Cinématographique de Montréal, Serge Losique : « Plutôt que de donner des cours comme il s’en fait dans toutes les universités du monde, j’avais proposé à Losique de considérer l’affaire comme une affaire… un genre de coproduction qui serait une sorte de scénario d’une éventuelle série de films intitulée : introduction à une véritable histoire du cinéma et de la télévison /…/ A chaque voyage j’apportais un peu de mon histoire au rythme de deux de mes films par mois que l’on confrontait le matin avec des morceaux de l’histoire du cinéma qui avaient eu pour moi à l’époque un rapport avec ce que j’avais fait. »
À chaque voyage, un film de Godard fut confronté à un film d’Otto Preminger, Fritz Lang, Nicholas Ray, Tay Garnett, Hitchcock, Scorsese… en même temps qu’à des films muets de Dreyer, Von Stroheim, Murnau, Feuillade, sans souci de chronologie, ni de genre, ni de grands ou petits sujets… juste d’images… disons, d’images « justes ».
Lorsque Jean-Pierre Melville incarnant un écrivain – chapeau mou, lunettes noires – est interviewé par Jean Seberg qu’il drague ouvertement, à la question : » Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ? » Il répond « Devenir immortel et puis mourir ».
Mission accomplie.
Jocelyne Hubert