Jean-Jacques Reboux exagère ! Non content d’être le seul auteur de roman policier à avoir commis trois Poulpes (alors que le règlement de la collection n’en autorise qu’un par auteur)… Non content d’être (à notre connaissance) le seul éditeur ruiné par le succès d’un(e) auteur(e) qu’il a fait connaître… Jean Jacques Reboux invente aujourd’hui un genre romanesque qui ne manquera pas de troubler diffuseurs et lecteurs au moment du rangement sur l’étagère de bibliothèque ! Où classer cet OVNI ? Avec les autres romans de Reboux, juste à côté de l’excellent Massacre des Innocents qui mêlait déjà intrigues policières et relevés topographiques parisiens ? Avec la littérature scientifique, comme pourrait nous y inciter la référence sur la couverture à Einstein et à la physique quantique ? A moins qu’on ne s’en remette au hasard de l’ordre alphabétique… Ainsi chez moi, j’hésite dans la bibliothèque poche, entre Raymond Queneau (Le chiendent) et Rainer Maria Rilke (Les carnets de Malte Laurids Brigge) comme quoi « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » ! Et l’autre, celle des grands formats, entre Queneau (Les Oeuvres complètes de Sally Mara) et Joseph Roth (Automne à Berlin). Inutile de tenter un classement par genre : fiction + science ne donne pas « science-fiction. »
Qu’est-ce que L’Esprit Bénuchot ?
Un roman historique. L’histoire d’un siècle vu par le prisme de l’histoire d’un homme : Jules Bénuchot, dont le père, Alfred est né le 21 décembre 1912. Soit 7 ans après la publication de la théorie d’Einstein sur la « relativité restreinte », et 2 ans avant le commencement de la première guerre mondiale. Jules Bénuchot naît le 12 février 1935, l’année où Ernest Schrödinger imagine le paradoxe du chat, qui met en évidence la fracture existant entre le monde quantique (où un objet peut se trouver dans plusieurs états à la fois) et le monde macroscopique (déterministe). Vous ne comprenez rien à la physique quantique ? Pas grave ! Moi non plus, pas plus qu’aux mathématiques, ce qui ne m’empêcha pas de m’intéresser à Evariste Galois, grâce au film d’Alexandre Astruc (1966) et je compte bien me précipiter sur le roman de Leonardo Sciascia, La Disparition d’Ettore Majorama, le physicien Ettore Majorama étant l’un des « principaux protagonistes » dont l’auteur propose à la fin une liste « par ordre de disparition dans le récit. » On en a compté une petite centaine, c’est dire l’importance de la fresque !
Que vous ayez 70, 50, ou 30 ans… Vous, vos parents, ou vos grands parents, vous avez forcément connu de ces moments que Jules Bénuchot, « animal à sang froid qui traque le temps dans les rues de Paris » note dans ses carnets. C’est donc votre histoire qu’il raconte.
Un roman feuilleton, dans la lignée d’Eugène Sue, Paul Féval et Michel Zévaco : la crème en somme de la littérature populaire, qui sait combiner rebondissements narratifs et critique sociale, inventer des personnages hors normes, plus vrais que les héros de la grande Histoire : c’est « l’humanité dans [son] rétroviseur » qu’a vu défiler Bénuchot quand il était taxi, et c’est avec Léa, jeune artiste de rues à la recherche du « cadastre cérébral collectif » qu’il va tenter de faire passer d’un état à un autre cette humanité toute entière : transférer ses 500 petits carnets (le premier, volé, en 1948, dans une papeterie de la rue Soufflot) où il a noté ses rencontres, dans le grand roman de sa vie, c’est du moins ce qu’il prétend lorsqu’il engage Léa et lui confie ces carnets dont la lecture repousse toujours plus loin les bornes du mystère, « la plus belle expérience que nous pouvons faire [..] » disait Einstein, cité dans l’épigraphe initiale.
Et le premier mystère pour Bénuchot comme pour tout humain qui pense est celui de son origine : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? s’interrogeait Gauguin en pensant au suicide – auquel Bénuchot pense souvent, et on le comprend ! Pas souvent rose, la vie de Jules Bénuchot ! Albert Camus concluait son essai sur l’absurdité de la condition humaine, symbolisée par Sisyphe – condamné par les dieux « à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids » – par l’optimiste : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Imaginons donc Bénuchot heureux, parce qu’il se sait comme Sisyphe « le maître de ses jours ».
« Un road movie parisien, poétique, métaphysique, et désopilant ». On rit souvent (on pleure parfois) à la lecture de ce grand roman de 553 pages au récit de situations cocasses, aux parlures bigarrées de personnages hétéroclites (mention spéciale à Ismaël Niang qui conduit des taxis « de Dakar à Dunkerque »). On applaudit, chaque fois qu’un méchant est puni (il y a du Don Quichotte dans Bénuchot). On s’émeut des apparitions/ disparitions du chat Schrödinger, une chatte en fait, puisqu’elle est de l’espèce « écaille de tortue » et répond aussi au doux nom de Shrondinguëtte. Et on rêve avec Baudelaire et Ferré. Et on chantonne avec Aznavour. Et on en redemande.
Et ça tombe bien, parce que l’auteur l’avait prévu : L’esprit Bénuchot est un roman ET un site où le personnage vit en même temps, sa vie de personnage. Ne serait-ce pas ce qu’on appelle dans le vocabulaire quantique « la superposition de deux états » ?
Jocelyne Hubert
Jean-Jacques Reboux, L’Esprit Bénuchot, Lemieux éditeur, 2016
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