Un homme, une pioche et un cabot. 200 pages avec eux pour une course à travers la nature et le Plateau pour arriver au Mur. 200 pages pour comprendre un homme en fuite. Pas de rebondissements, pas d’intrigue. Un roman où il ne se passe rien, mais qui dit tout. Un monde de sensations où se croisent aiguail, dactyle, cynorhodons, chitine, sipisylve, bourdaine, paleine, molinie, touradons, callure… Tous ces éléments de la nature si peu familiers qu’ils nous font mesurer à quel point l’homme en vit éloigné. Parce que le récit principal se passe en pleine nature, en référence permanente aux Anciens et à un temps où l’Homme vivait plus proche et dépendant des éléments, l’auteur aurait pu verser dans le survivalisme ou le retour à la nature mièvre, modes récurrentes dans une société hyper technologique. Ce n’est jamais le cas.
Crocs montre un homme en inadéquation avec le monde tel qu’il est, un homme qui cherche sa place et bascule. Crocs est un parent de Sukkwan Island ou de Julius Winsome. C’est un roman intransigeant avec son personnage, avec le monde et avec le lecteur. Il met à mal le couple, la société, il ramène chacun aux choix simples : quelle place tenir dans ce monde, avec quels compromis ? Cet homme dont le lecteur ne connaît pas le nom passe de la révolte à la soumission. L’homme court dans les bois, le cabot avec lui ; ce cabot qui nous accompagne tous et risque de nous submerger.
L’auteur n’en est pas à son premier roman. La sortie de celui-ci marque l’élan de la nouvelle collection Territori menée par Ecorce et La Manufacture de Livres.
« Je découvrais avec dix années de retard de quoi était vraiment fait le troupeau pour lequel j’avais cru pouvoir me battre. À quels endroits désespérés et absurdes naissent l’entropie et la terreur du changement. Je découvrais qu’il était possible de ramener sa propre existence à soi-même, entièrement. De se construire des héroïsmes à son échelle, de petites caricatures de bravoure, faciles et masochistes. Je découvrais qu’on pouvait trouver de la respectabilité dans l’esclavage, et qu’à force d’anesthésie et de traumas, on pouvait même en arriver à souhaiter la même chose pour ses enfants. Croire de tout son coeur que ce qu’il y a de mieux pour ceux qu’on aime, c’est qu’ils puissent devenir l’outil de ce qui les tue. »
Caroline de Benedetti
Patrick K. Dewdney, Crocs, Ecorce/Territori, 2015