Il était un peu plus de une heure, cette nuit-là, quand la lumière s’éteignit dans le bureau de Maigret. Le commissaire, les yeux gros de fatigue, poussa la porte du bureau des inspecteurs, où le jeune Lapointe et Bonfils montaient la garde.
-Bonne nuit, les enfants, grommela-t-il.
Dans le vaste couloir, les femmes de ménage balayaient et il leur adressa un petit signe de la main. Comme toujours à cette heure là, il y avait un courant d’air et l’escalier qu’il descendait en compagnie de Janvier était humide et glacé.
On était au milieu de novembre. Il avait plu toute la journée.
On pourrait classer les Maigret de Simenon suivant l’époque à laquelle se rapporte la rédaction du livre. Maigret et le fantôme a été rédigé en 1963, c’est ce que j’appelle un « Maigret en pantoufle » : l’inspecteur ne se déplace pas beaucoup, il visite les lieux du crime, envoie ses agents quand il faut sortir de Paris et reste cloîtré dans son bureau à réfléchir avec ses sandwichs et ses bières. Même si l’on ne tient pas là un grand cru, on retrouvera avec plaisir la façon dont Simenon capte les ambiances et les caractères.
Sans trop dévoiler l’intrigue – mais ceux qui n’aiment pas avoir des éléments de lecture avant de lire le livre devraient s’arrêter là et revenir plus tard – et puisque c’est d’art qu’il s’agit dans ce livre, rappelons (C.f entre autre Anne Cauquelin, L’art Contemporain, Puf) que le monde de l’art devient un véritable marché avec la révolution industrielle. L’enrichissement d’une classe bourgeoise prête à investir se couple avec le changement de statut du peintre qui se libère peu à peu de l’académie des arts. C’est un afflux d’argent qui a aussi pour effet d’engendrer la multiplication des vols et des arnaques et c’est une de ces arnaques que nous allons explorer dans ce Maigret.
On croisera ici des artistes, un collectionneur / expert et des acheteurs, ainsi que le monde aisé – à peine entrevu – où le marché de l’art peut se déployer. Et Simenon nous offre mine de rien une petite analyse de ce monde et de ses réseaux de légitimation. Nous sommes dans le début des années 60 et une parole d’expert vaut pour authentifier une œuvre d’art (dans Maigret et son fantôme cette parole d’expert sert à valider la provenance de l’œuvre : c’est bien un Renoir que vous êtes en train de regarder et non une copie) ; aujourd’hui les réseaux de l’art ont changé et cette parole sert surtout – dans l’art contemporain – à légitimer l’œuvre en elle-même comme faisant partie de l’art. Le lieu d’exposition par exemple a pris beaucoup d’importance : galerie, musée, FRAC garantissent le fait que c’est bien une œuvre d’art que vous êtes en train de regarder, et non la tuyauterie du musée.
Emeric Cloche
Georges Simenon, Maigret et et le fantôme, Presse de la Cité, 1964.
(Cette note de lecture a été rédigée il y a quelques années pour le défunt site Pol’art Noir.)