Parfois, la capacité à parler de certains romans se dérobe, face à la densité et l’émotion contenues dans une histoire. Ce n’est pas parce que La fabrique des salauds de Chris Kraus compte plus de 800 pages. Bien des auteurs sont capables de faire du vide avec autant.
En dressant le portrait d’une famille qui traverse la première guerre, la seconde et jusqu’à mai 68, l’auteur use d’un procédé classique et d’un cadre immédiatement familier. Au centre du cadre, l’image des personnages gagne en ampleur à mesure que se dessine l’empreinte de leurs ancêtres et la perspective historique. Comment comprendre les engagements des frères Koja et Hub Solm sans connaître la mort tragique de leur grand-père grosspaping, pasteur noyé dans une mare par les révolutionnaires bolchéviques ?
L’émotion suscitée par le roman n’a pas à voir avec le bouleversement produit par l’attachement à l’un ou l’autre des héros. Il faut plutôt chercher du côté de la multitude des émotions. Elles se dessinent lentement. Au départ, il ne s’agit que d’un vieil homme qui parle depuis son lit d’hôpital. Il raconte sa famille, son frère, l’arrivée d’une soeur adoptive, un père obsédé par ses toiles pornographiques et la mère par la splendeur perdue des Tsars de Russie. Les repas dans la famille Solm se jouent autour du symbole de la pomme (je vous laisse découvrir…). La façon dont le vieil homme dresse ce tableau suscite d’abord l’empathie. Il est aidé par l’usage d’un registre humoristique, et une ribambelle de personnages pittoresques et burlesques, à l’image du chef des services secrets israéliens en short et fan de Miss Marple… Mais autour d’eux, la guerre n’offre que mort et trahison. Et chez les Solm on se trahit façon gratiné.
« Ensemble, nous descendîmes la montagne pour tuer le dragon. Nous voulions baigner dans le sang de Staline et non plus dans sa merde. »
La souffrance et la douleur, bien réelles, sont celles des hommes et des femmes qui vont croiser la route des deux frères. La souffrance fantasmée, c’est la leur, ils parent de vertus imaginaires leurs choix dégueulasses. A ce jeu-là Koja l’emporte. C’est lui, le vieil homme dans son lit d’hôpital, une balle dans la tête. Et si l’écriture de Chris Kraus se révèle parfois emphatique et mélodramatique, elle est à la mesure du délire du SS-Obersturmfürher Koja Solm. Pourtant, il est capable de sentiments envers des êtres admirables et entiers, sa fille Ana, sa soeur adoptive Ev l’infirmière juive, ou l’espionne russe Maja. Ces femmes, le lecteur les aime à travers l’oeil de Koja, alors Koja devient difficile à détester. Elles pourraient être les héroïnes du roman, mais le projet de l’auteur n’est pas là. Le titre dit bien La fabrique des salauds, et fait la chronique de l’un d’entre eux. La dernière page du roman tournée, le vieil homme dans son lit n’a plus rien d’attendrissant.
Chris Kraus offre un grand souvenir au lecteur qui embarque dans sa fabrique. Histoire, amour et espionnage se mêlent dans ce que le genre fait de meilleur : une oeuvre de divertissement et de déstabilisation.
« Je dois bien l’avouer : quand je vois chez cette femme ce dont l’homme est capable, j’ai moi-même l’impression d’être une ordure. »
Caroline de Benedetti
Note : Chris Kraus est invité en octobre au festival Toulouse Polars du Sud.
Chris Kraus, La fabrique des salauds, Belfond, 2019, traduit de l’allemand par Rose Labourie, 880 p., 24,90 euros – sortie 10/18 août 2020