Dans ce dernier roman plusieurs fois primé, Franck Bouysse reprend ses motifs récurrents. Le destin de deux familles s’entremêle à travers le personnage de la jeune Rose. Le drame se noue en deux endroits, miroirs l’un de l’autre. D’un côté la pauvre ferme où sont nées quatre filles et pas un seul fils. À quelques kilomètres, le « château » dans lequel la maîtresse de maison n’a donné aucune descendance à son mari opportuniste. Autre esquisse de théâtre tragique, l’asile d’aliénés que le lecteur découvre dès le début du récit. Ainsi, le décor est planté, un périmètre serré avec la forêt et la rivière, à une époque où le cheval sert de moyen de locomotion.
La littérature regorge de ces histoires de jeunes filles de condition modeste quittant leur famille pour travailler dans une demeure aussi belle que ses maîtres sont inquiétants. En commençant la lecture de Né d’aucune femme, des souvenirs de Jane Eyre me sont venus, malgré les différences. Rose n’est pas Jane mais lorsque cette dernière parle…
« Jusqu’ici j’ai raconté avec détail les événements de mon existence peu variée ; pour les premiers jours de ma vie il m’a fallu presque autant de chapitres que d’années ; mais je n’ai pas l’intention de faire une biographie exacte, et je ne me suis engagée à interroger ma mémoire que sur les points où ses réponses peuvent être intéressantes ; je passerai donc huit années sous silence ; quelques lignes seulement seront nécessaires pour comprendre ce qui va avoir lieu. » (Charlotte Brontë)
L’écriture de Franck Bouysse garde son aspect très travaillé mais sert l’histoire sans l’écraser. Plutôt dans la veine de Grossir le ciel, sans les afféteries de Plateau, avec plus de force et de surprise que Glaise. L’histoire avance, rythmée par une technique éprouvée : l’alternance des voix. Aux cahiers écrits par Rose, répondent la charge du curé Gabriel, la honte du père et la lâcheté du palefrenier. Né d’aucune femme se distingue surtout par sa structure habile qui emprunte au registre de l’énigme. Les éléments du mystère sont là, étalés sous nos yeux aveugles. Le plaisir et l’effroi à cheminer dans les pas de Rose sont doublés par la stupeur des découvertes qui émergent du passé. La force du roman aurait été moindre si l’auteur avait persisté dans la noirceur terrible qui marque la vie de son héroïne. Heureusement, l’issue réserve un peu de lumière et l’émotion demeure.
Comme souvent, le sort des uns dépend de la morale des autres. Rose et sa famille incarnent les gens de peu face à ceux qui ont tout, jusqu’au pouvoir des mots, ceux du journal du matin posé sur la table avec les nouvelles du monde. Ces mots qui échappent à Rose, à la fois « vides, pas capables de contenir ce que je voudrais y mettre. En vrai, aujourd’hui, les mots sont rien. Ils ont aucun pouvoir, plus aucun. » Ils ont celui de transmettre et témoigner.
Caroline de Benedetti
Franck Bouysse, Né d’aucune femme, La Manufacture de livres, 2019, 20,90 €, 336 p.