Focus

Equinox à Nantes (2), rencontre

Le 1er juin la librairie Durance à Nantes invitait la nouvelle collection Equinox en la personne d’Aurélien Masson, Dominique Manotti et Benoît Philippon, deux auteurs qui représentent dignement le polar et ses composantes : sexe, violence, humour, politique… Caroline de Benedetti animait la rencontre pour Fondu Au Noir, et nous vous en proposons une restitution en plusieurs parties.

Je n’arriverais pas à écrire onze tome de la Pléiade, mais j’ai commencé plus tard, j’ai une excuse !

Dominique Manotti, en lisant Racket je me suis dit que tu avais déjà traité un cas de corruption dans Lorraine connection. Mais tu as fais deux traitements différents avec ces romans. Tu as été vigilante à ça, pour ne pas répéter le même livre ?

Dominique Manotti : La réalité des deux affaires est très différente. Lorraine Connection se passe dans la Lorraine post sidérurgique, c’est le récit d’une manipulation de l’entreprise coréenne Daewoo pour toucher des subventions européennes. Dans cette histoire pour moi la Lorraine avait une importance énorme. Mon attrait avait commencé à partir d’un fait divers, qui était l’occupation de l’usine Daewoo par des ouvriers, et pendant l’occupation l’usine a brûlé et dans les 4 jours qui ont suivi la police a arrêté le meneur de l’occupation en disant qu’il était l’incendiaire. En tant qu’ancienne syndicaliste, quand j’ai lu ça dans la presse ma réaction a été de dire : c’est impossible. Qu’on sabote une usine, il y a des exemples, j’en ai connu, ok. Qu’un homme qui occupe avec ses collègues une usine, foute le feu pendant que ses gars sont dedans, non. Pas possible. Je me suis renseignée auprès d’une amie qui dirige un service d’enquête dans une très grande société d’assurance et s’occupe de contrôler les avis d’incendie. Elle me dit que 9 fois sur 10 ça vient du patron, pour toucher la prime ou pour une raison X. Mais des ouvriers incendiaires, elle n’en avait pas connu. L’histoire avait donc une part importante de teneur ouvrière. Il s’agit des répercussions des manipulations financières sur les ouvriers. Dans Racket, il n’y a pas une trace d’usine.

Je me souviens d’une de nos discussions, et tu disais que les personnages récurrents t’ennuyaient. Finalement tes personnages on les retrouve, tu les rappelles de temps en temps.

Ils me sont familiers, et ça peut être commode. Dans Or Noir Daquin m’a donné un regard sur Marseille, un regard étranger. Celui du flic parisien et homosexuel. Sinon j’aime beaucoup les croisements, pas vraiment des récurrents, les personnages qu’on retrouve parfois, qui s’entrecroisent sans logique, un peu comme dans La comédie humaine. Bon, je n’arriverais pas à écrire onze tome de la Pléiade, mais j’ai commencé plus tard, j’ai une excuse !

Benoît, Cabossé est une histoire d’amour entre deux personnages opposés de nombreuses façons. Mais ils ont aussi de nombreuses raisons de se rencontrer et dans leur road movie, même si c’est un livre, ils vont croiser une Mamie Luger. Est-ce que c’est le succès de ce personnage qui a fait qu’elle revient, Mamie Luger, dans ce deuxième roman ?

C’est une conversation qu’on a eue avec Aurélien. On avait fini Cabossé, on avait des réactions, et le personnage a complètement emporté le morceau. L’histoire d’amour est bien sûr l’histoire principale, mais Roy et Guillemette rencontrent plein de personnages, dont Berthe. Quand j’ai commencé à écrire le roman ça m’a dépassé, ça sortait de partout, et les lecteurs se sont approprié la mamie. En discutant avec Aurélien un jour, autour d’un café… (rires), je disais que j’adorais cette grand-mère, et que sa vie était un roman. Aurélien m’a répondu : « tu vois ce qu’il te reste à faire ». Le challenge, c’était de la reprendre. On raconte les graines que j’ai posées dans Cabossé. Cabossé c’était au fil de la plume, d’où le road movie qui est quand même une vraie excuse narrative pour dire « je ne sais pas où je vais ». Je me fais le plaisir de l’errance, des détours. C’est un road movie et un road movie en France… Paris-Marseille c’est fait dans la journée, là ça dure trois jours. Le road movie à l’américaine ça dure, et moi j’étais bien embêté, ça fait trois jours, ils sont dans le Massif Central…
Mamie Luger c’est l’extrême inverse, j’ai un chapitre où elle raconte combien de maris elle a eu. C’était bordé. J’avais mon personnage, son ton, son vécu et ce qu’elle représentait : une grand-mère féministe qui dit « moi quand on ne me respecte pas je règle ça à coup de carabine ». C’était une approche technique de l’écriture qui était radicalement différente, tout en étant dans la lignée de Cabossé. Je gardais le ton de Berthe, mais avec un autre processus.

Et en gardant une histoire d’amour qui a fait pleurer Fred, le libraire de Durance ici présent.

Ben oui… Berthe c’est un peu Barbe Bleue. Elle a dézingué tous ses maris, chacun pour des raisons différentes. Ça traite de la maltraitance sur les femmes, psychologique, physique. Et je me suis dit : c’est bien, elle les dézingue tous mais ça va être dur d’avoir envie de suivre une femme qui passe son temps à tuer des hommes. À un moment on a aussi envie de lumière. Et puis moi je suis fleur bleue, j’aime les histoires d’amour, je ne peux pas m’empêcher d’en mettre partout. C’est encore plus réjouissant de mettre des histoires d’amour dans le noir. On peut aller très loin dans le noir, et très loin dans la lumière en gérant bien l’équilibre. C’était d’ailleurs le thème de Cabossé, Roy paraît ultra rugueux mais je jouais sur son petit coeur qui bat, sur la sensibilité. La sensibilité au milieu de la rugosité ça créé une alchimie qui m’intéresse. Berthe, il lui fallait une histoire d’amour atypique au milieu de son carnage masculin.

Et tu aimes bien faire des blagues ? Je voudrais une petite explication sur cet extrait : « Parler politique, dans l’attente d’un cunnilingus mérité, Berthe sentait que l’argument manquait d’à-propos mais valait tout de même la peine d’être mentionné. Les hommes avaient encore besoin d’éducation quant à l’émancipation exponentielle de la gent féminine. Mais un sexe de femme, s’il est l’origine du monde, pouvait aussi brouiller l’écoute d’un mari complexé par la taille du sien. » Une contrepèterie ? Vous avez remarqué ?

Benoît : Non, y’a pas de jeu de mots du tout.
Aurélien : Ouais c’est très sérieux.

« Brouiller l’écoute » ! (rires)

Aurélien : Aaaaaah non on n’est pas de cette école !
Benoît : Non, j’ai pas fait exprès du tout ! Comme quoi… Je jure, je plaide complètement mon innocence même si j’irai en prison pour ça. Je pensais plutôt à l’origine du monde. En plus ce chapitre a été beaucoup réécrit, il était plus cru au début. Ça parle d’un mari qui a un micro pénis, et il le vit très mal. Et elle plaide son plaisir à elle qui passe par le cunnilingus. C’était l’idée de faire l’apologie du sexe féminin, mais brouiller l’écoute… Pas du tout ! Maintenant je suis effondré ! Je suis dépassé par mes fulgurances… Pourtant Aurélien a son stylo orange…

Et sinon Roy, qui est un grand gaillard, il pratique la boxe pour être raccord avec son physique ?

Non, Roy il s’agissait de le charger dans sa description de tous les clichés de la virilité. C’est un homme de main, il est payé pour casser la tronche des mauvais payeurs, forcément son passe temps ça va être plutôt la boxe. Même s’il raconte que dans son enfance il a rencontré une libraire qui lui a mis des bouquins dans les mains, et qui lui appris à utiliser son cerveau. Mais par rapport à son énergie, le côté exutoire ça marche mieux, Roy s’exprime par la colère, le physique. De façon narrative la boxe je trouve ça passionnant, j’aime les films de boxe alors que je n’aime pas la boxe. Il y a un enjeu intéressant entre ces deux mecs qui retrouvent leur bestialité et qui ont en général autre chose derrière, de combat intérieur à mener. Ce n’est pas le sujet principal de Cabossé mais ça permettait de jouer avec des scènes. Par exemple il y a une grande scène qui joue sur un ring, parce que dans les romans de genre quand un gentil est poursuivi par un méchant il y a le duel. Comment on réinvente un duel qui n’a pas été vu quinze mille fois ? Là je voulais détourner une situation pour surprendre le lecteur.

(à suivre…)