De nombreux écrivains puisent dans le fait divers la matière de leur livre. Les références sont parfois brouillées, honteuses ou assumées. Quand elles sont claires une question morale se pose d’autant plus que le fait divers peut être très proche dans le temps (Laëtitia d’Ivan Jabloka). Il faut trouver un moyen en accord avec la morale (ou l’éthique) de l’écrivain pour traiter le sujet. Quel point de vue ? Quel marge de manoeuvre entre le documentaire et la fiction ? Que peut-on se permettre ?
Didier Decoin parle d’un fait divers datant de mars 1964, d’une nuit où Catherine « Kitty » Genovese va être poignardée et violée dans la rue pendant une trentaine de minutes devant plusieurs témoins retranchés derrière leurs fenêtre ou sous leurs draps. Didier Decoin choisit de prendre pour narrateur un écrivain qui habite dans la rue où le drame s’est passé, mais qui n’était pas là la nuit du crime. Ce choix lui permet d’être à la fois proche des lieux et de la victime sans avoir à traiter le problème de la passivité d’un témoin. Il est ainsi en quelque sorte « libre » (il n’était pas là) et « habilité » (le crime le touche il s’est passé dans sa rue) à penser au crime.
Le récit mélange alors pêche à la mouche, rédaction d’un roman en cours, supplice de Catherine « Kitty » Genovese, parcours du tueur en série Winston Moseley et attitude des témoins de la scène. Par ce biais la fiction sonne vrai en même temps que l’auteur peut prendre de la distance (ce « je » narrateur n’est pas vraiment lui). Le narrateur est d’ailleurs sympathique mais à aucun moment il ne réfléchit à la façon dont il se serait comporté s’il avait été là la nuit du crime. Tout le monde est dans son rôle, Moseley est une machine à tuer qui ne résiste pas à ses pulsions, Kitty une jeune femme qui n’aurait pas dû mourir ainsi et les habitants de la rue d’Austin Street sont de « bons bourgeois » endormis derrière leurs fenêtres. La passivité des témoins mise en avant par un article de Martin Gansberg dans le New York Times frappa autant les esprits que l’acte de Moseley. « L’affaire » est à l’origine de la création du numéro d’urgence 911 aux USA et de recherche autour du bystander effect (effet du témoin) qui tend à prouver que la responsabilité se dilue dans le nombre de témoins.
Emeric Cloche
Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent, 2010, Le livre de poche, 6,10 €, 192 p.