Le 2 mars lors du festival Atlantide à Nantes, Fondu Au Noir animait une discussion avec Victor del Arbol en partenariat avec le Centre Culturel Franco-Espagnol. Voici une partie de cet entretien dont vous trouverez un extrait inédit dans le prochain numéro de L’Indic.
Vos romans sont consacrés aux victimes, mais vous parlez aussi des bourreaux, je pense aux personnages de Publio et Abdul, que le lecteur apprend à les connaître. Vous montrez les deux parties. Est-ce que c’est ça pour vous, ne pas être dogmatique ?
En tant qu’écrivain, ce que j’aime c’est me confronter à ce que je ne comprends pas. C’est ce qu’il y a de plus passionnant. Compatir avec des personnages, des idées et des situations qui nous sont confortables, c’est facile. Ça mène à la pensée unique, à appauvrir notre capacité d’analyse et de réflexion. Le fait d’écrire c’est illustrer ce que je ne comprends pas.
Ça me coûte beaucoup de comprendre comment une personne est capable de faire du mal à quelqu’un d’autre, systématiquement. Systématiquement ça signifie comme un système. Torturer de façon froide. Déshumaniser l’être humain en face, lui ôter son identité humaine, le transformer en un objet qu’on peut manipuler pour obtenir une information. On pense qu’un bourreau doit être un psychopathe, ou un assassin occasionnel, mais ce n’est pas ça. J’ai eu un entretien avec un bourreau argentin. Il m’a expliqué qu’il le faisait par patriotisme. Il se justifiait en disant qu’il faisait son travail, il se douchait, il rentrait chez lui avec sa famille. Quand je l’ai confronté au fait objectif qu’il avait en face une personne humaine, il s’est produit une chose étrange : la contradiction. Soudain, il ne voulait pas entrer dans ce jeu, donner une histoire à ces gens, un nom, un passé, une enfance. La culpabilité lui tombait dessus de tout son poids.
Ce qui m’a aussi intéressé, et c’est caractéristique des Espagnols, c’est comment les victimes, qui ont souffert ces humiliations, sont capables de répéter les mêmes horreurs. L’un est capable d’infliger les mêmes blessures que celles dont il a souffert. Pour les mêmes raisons. C’est toujours l’idéologie.
« Toute idéologie qui nous mène à massacrer un être humain n’est pas une idéologie. »
Toute idéologie qui nous mène à massacrer un être humain n’est pas une idéologie. Nous, les êtres humains nous pouvons construire les pires cauchemars, les pires dystopies comme les meilleures utopies. Je viens d’une famille ouvrière, de la banlieue barcelonaise, mes positions politiques, idéologiques, sont assez claires, mais ce qui me semble intéressant avec mes romans c’est de m’arrêter sur les contradictions de ce en que je crois. Par exemple Toutes les vagues de l’océan est en trois parties, l’une raconte la révolution de 1937 en Espagne, la liquidation du parti staliniste, du parti communiste, la liquidation totale du POUM, du parti communiste trotskiste et des anarchistes. À l’intérieur de la guerre civile il y a eu une autre guerre civile à Barcelone, en 1937. Quand la transition espagnole est arrivée beaucoup d’auteurs ont parlé de la guerre civile, Trapiello, Montalban, etc. Aucun n’a parlé de la révolution de 1937. Parce c’est une chose qu’on ne veut pas approfondir, c’est sensible. Ce qui est complexe c’est analyser les contradictions de ce à quoi tu crois, de tes propres convictions. En France on a parlé de cette partie, de la révolution de 1937, du goulag en Union Soviétique, mais curieusement on ne parlait pas de la 2e partie du roman, qui raconte les camps de concentration en France, Argelès, Saint Cyprien, Collioure. Ça me semble symptomatique.
Vous parliez du silence. Le film Le silence des autres donne un éclairage sur ce sujet et l’Histoire de l’Espagne. En Afrique du Sud il y a eu une commission vérité et réconciliation. En Espagne c’est le pacte de l’oubli qui prévaut. Est-ce que la jeunesse n’a pas connaissance de tout ça ?
Je crois que la transition espagnole n’a pas été une transition, ça a été un enterrement. Ils ont décidé que la meilleure façon d’avancer vers la démocratie n’était pas le pardon, ni la réflexion, mais l’oubli. C’est une défaite, par-dessus une autre défaite. Le pire du franquisme n’est pas le franquisme lui-même. Le pire de la dictature, de quelconque dictature, du Chili, de l’Argentine, ce n’est pas la dictature en elle même, c’est le silence et la condamnation à l’oubli pour les vaincus. C’est une double humiliation. Ils doivent rejoindre une société qui va contre leur valeur, et ils sont obligés de se taire. C’est ce qui s’est passé en Espagne. Ceux qui sont nés entre 1939 et 1975 n’ont connu qu’une seule Espagne, celle de Franco. Ils n’ont connu qu’une seule version de l’Histoire, la version officielle des vainqueurs. En 1975, sociologiquement, l’Espagne était franquiste sans comprendre très bien ce que signifiait le franquisme car c’était une société apolitique, où le poids de l’église était énorme, une société habituée à une forme de gouvernement paternaliste, le Caudillo est l’homme providentiel, qui s’occupe de nous comme si nous étions des enfants. C’est une société immature. Ça me semble important parce que cette génération, dans laquelle je m’inclue, n’avait rien qui contredise la version officielle de ce qu’était l’Espagne.
J’ai une fille de 12 ans et ça me fait mal quand je lui demande ce qu’elle pense de ce qui se passe en Espagne aujourd’hui, avec El Valle de los Caidos. Elle me dit qu’elle s’en fiche, que ça ne l’intéresse pas, qu’elle ne sait pas qui était Franco. Si on ne ressent pas une chose comme réelle, ça provoque l’ennui vis à vis du passé. Les mots, pour moi, ont beaucoup d’importance. Dans les livres scolaires on parle de la guerre civile d’une façon froide. Mais ce qui me fait mal, c’est que dans aucun livre scolaire on n’appelle Franco le dictateur, on l’appelle le général Francisco Franco, on ne parle pas de guerre civile mais d’affrontement militaire. Tout ça nous mène à ce film, Le Silence des autres.
Il y a plusieurs formes de silence, et en Espagne nous les appliquons toutes.
Nous avons un problème d’amnésie.
Il y a plusieurs formes de silence, et en Espagne nous les appliquons toutes. Nous avons un problème d’amnésie. Le silence peut être volontaire, individuel (chacun a le droit de se souvenir ou d’oublier), il y a un silence plein de paix, celui des fosses communes. Récemment à Cordoba une fosse commune a été ouverte, on y a trouvé onze cadavres. Il y avait le silence de ceux qui ont ouvert la fosse. Il y a deux silences intolérables : l’État et les institutions n’ont pas le droit d’oublier. Historiquement, et par dignité, par pragmatisme. Les institutions justifient la loi d’amnistie en 1977 comme la clé qui a ouvert la porte à la démocratie. Il y a eu un pacte, pour légaliser le parti communiste et l’inclure à la démocratie espagnole, la gauche a dû accepter la loi d’amnistie. Qu’est ce qui se passe avec tous ceux qui ont souffert de la honte, de l’oubli, de l’humiliation ? Ils n’ont pas le droit de récupérer leur mémoire, de réclamer à l’État.
J’ai écrit sur El Valle de los Caidos, c’est une énorme fosse commune de 35 000 morts. Ces gens ont des familles, des droits. La réaction d’un journaliste, je m’en souviens, a été de dire que ça allait coûter cher. Mais on n’a pas eu de problèmes quand il a fallu sauver les banques espagnoles. C’est comme ça. L’argent a plus d’importance, quand la dignité des gens est en jeu. Il n’y a rien de plus humain que la douleur. Le cycle de la mort ne finit pas tant que nous n’avons pas pu pleurer, nous souvenir des nôtres. Mais l’État ne l’entend pas.
Aujourd’hui il nous faut demander l’aide à la justice argentine pour poursuivre des crimes commis pendant le franquisme, car là-bas il n’y a pas de loi d’amnistie. C’est terrible. Une société qui n’est pas capable d’affronter la vérité avec dignité, de se regarder, est une société malade. Et je m’en fiche que ce soit une société démocratique. Tous les problèmes que nous rencontrons, politiques, territoriaux, ont leur racine dans une transition que nous n’avons pas bien réglée.
J’ai parlé il y a un an avec un journaliste du Monde au sujet de l’extrême-droite, parce que ça me préoccupe beaucoup. Et je lui ai dit qu’en Espagne ça me semblait impossible qu’il y ait l’équivalent du parti de Marine Le Pen. Parce que nous avons la mémoire de la guerre civile, de la dictature. Je me suis trompé. Je me trompais. Soudain Vox est apparu. Vous devriez écouter certains de leurs discours sur les étrangers. Vraiment. C’est comme revenir en 1939. Des concepts comme la famille vue comme une entité organique, la mère s’occupe des enfants. Ils remettent en question des lois qu’on pensait acquises, le mariage homosexuel, le droit à l’avortement. Ils le questionnent. Le droit des femmes à avorter ! Aujourd’hui, en Espagne. Nous n’avons pas évolué. Je veux croire que c’est une sonnette d’alarme, que nous réagissons par la négative à une situation que nous n’aimons pas. Vous avez voté pour Macron contre un autre, pas parce que Macron vous plaisait. Je peux comprendre, mais c’est un jeu très dangereux. Parce que soudain des choses qui nous semblaient absurdes il y a quelques années, deviennent acceptables. On se retrouve à parler de si l’Eglise peut sortir le corps de Franco de El Valle de los Caidos, si l’Espagne est un État laïc… C’est en train d’arriver. Et il ne se passe rien, et ça devient acceptable de discuter si les femmes ont le droit d’avorter. Ces gens ont beaucoup d’argent, du contrôle sur les moyens de communication. Petit à petit, ils font passer les idées, ils provoquent le débat entre des gens supposés intellectuels, sur le droit des femmes à avorter. Et ça y est. Ils sont entrés, ils font partie du discours. C’est terrible.
Vous avez voté pour Macron contre un autre, pas parce que Macron vous plaisait.
Je peux comprendre, mais c’est un jeu très dangereux.
Pourrais-tu écrire sur le futur ?
J’écrirai sur le futur, quand le futur sera passé. J’ai un problème avec les uchronies et les dystopies. Je n’aime pas travailler sur des hypothèses. J’aime analyser ce que je connais.
Le futur n’existe pas. C’est toujours le présent. C’est maintenir la mémoire vivante.
Vous utilisez beaucoup l’émotion pour nous rendre les choses proches, vous misez beaucoup sur l’importance de l’émotion ?
Je crois en l’émotion comme vecteur de transmission le plus important de la vérité. Je ne parle pas de l’émotion superficielle, de la pornographie de l’émotion, de l’émotion que nous connaissons tous. Je parle de l’intelligence de l’émotion, et c’est ce que permet la littérature. Ce qui me préoccupe n’est pas d’émouvoir, parce que ça tu peux l’avoir en regardant Titanic. Et quand tu sors du cinéma tu as oublié. Ce qui m’intéresse c’est l’empathie, faire vivre au lecteur la même chose que ce que je vis quand j’écris, la même émotion, la même vie, la même réalité. C’est la seule façon de transformer l’Histoire en réalité. La seule manière dont chacun d’entre nous peut changer son environnement, c’est en comprenant la douleur, l’humiliation des autres.
Il y a un autre sujet dont nous devons nous soucier. L’Espagne est historiquement une terre de migrants. Migration politique dans les années 30-40, migration économique dans les années 60-70. Nous avons alimenté l’Europe de main d’œuvre bon marché. Et aujourd’hui nous sommes un pays riche, moderne. Tout ce qui nous intéresse c’est que les migrants nous laissent leur argent. Leurs problèmes ne nous intéressent pas. Je discutais avec ma fille, je lui expliquais que nos grand-parents étaient allés en France. Ça ne lui disait rien. Je l’ai emmenée dans un centre de détention pour les migrants. Pourquoi ? Parce que quand elle a vu ces gens, de Syrie, du Togo, derrière des barreaux… elle les a vus différemment, elle s’est rendue compte. Il n’y a pas de façon plus directe, plus humaine et utile de provoquer des changements chez les gens que de leur faire sentir la réalité.
Nous sommes saturés d’informations et de faits. Nous sommes tous solidaires avec un Twitt, nous sommes solidaires sur facebook. Mais tant quand nous ne connaissons pas de première main la souffrance des autres, nous ne nous voyons pas dans un miroir, nous ne nous voyons pas nous-mêmes. Et la littérature que j’essaie de faire, c’est ça. Assieds-toi, regarde toi. Sens ce que les autres sentent. Je crois que c’est le mécanisme qui fonctionne.
Comme Laura dans Toutes les vagues de l’océan. C’est une idéaliste, elle veut changer les choses. Elle est une petite goutte. Et l’océan est fait de milliers de petites gouttes. C’est l’idée de la littérature, connecter les individus pour former les petites gouttes.
2 thoughts on “Interview : Victor del Arbol (Atlantide)”
Comments are closed.