Si toutes les histoires ont déjà été racontées, il vient toujours un auteur pour prouver qu’il est possible de la raconter encore. Autrement. Le lecteur vorace échappe ainsi au 1236e western crépusculaire, au 268e polar rural et à la 761e immersion chez les ploucs américains.
Le titre original de Nuits Appalaches, « Country Dark », n’est pas simple à traduire, mais nous ne sommes pas loin du « rural noir ». Des montagnes, des chemins défoncés et des bootleggers. Je ne ressentais pas un grand enthousiasme à l’idée de lire ce roman. Mais en 225 pages, là où certains s’étaleraient sur 600, Chris Offutt va à l’essentiel. Il traverse une décennie et la vie d’un homme. La force de Nuits Appalaches repose principalement sur le personnage de Tucker. Ce petit gars de 17 ans s’engage dans l’armée et la guerre en Corée pour partir loin de chez lui. Il aborde la vie avec un calme et un pragmatisme de nature à impressionner ceux qui le croisent, et même le lecteur.
« Il avait grandi dans un monde où les armes étaient aussi banales que les outils de jardin, mais il avait développé une affection toute particulière pour sa carabine M1. En tant que membre le plus petit et le plus jeune de sa section, il parlait rarement. Ses premiers mots avaient été prononcés en réponse à un caporal qui lui demandait si son fusil lui plaisait. Tucker avait dit, « Il tire bien », et un silence s’était abattu comme un filet sur les autres hommes. Ils s’étaient regardés les uns les autres, puis ils avaient éclaté d’un rire tonitruant. Quatre d’entre eux étaient morts au combat. »
Comme Donald Ray Pollock, Chris Offutt parle de la fatalité et de la transmission. Mais il le fait sans en rajouter dans l’accumulation de drames. Il offre la rare perspective d’une issue ordinaire, à défaut d’être banalement sanglante. Alors le moindre événement dans la vie de Tucker suscite une grande émotion. Car Tucker est doux et capable de tuer. Il n’a rien d’un héros, c’est juste que sa conscience le place du côté des faibles. Il tente de s’en sortir avec ce qu’il a, et affronte la vie et ses complications en restant fidèle à sa morale. Sa vie se déroule dans l’Amérique des années 50-60 au milieu de petits bleds endormis, avec autour une nature omniprésente et discrète comme le reste, les plantes et les collines d’un Kentucky où Tucker aime bivouaquer. Il ne s’agit pas d’un nouvel avatar de la fin du rêve américain ; Tucker a l’universalité et l’envergure des héros de fiction qui questionnent le bien et la mal. Nuits Appalaches raconte un homme qui affronte honnêtement la question de son fils :
« – Fiston, y a toutes sortes de gens en prison. Des gentils et des méchants. La plupart sont juste malchanceux. – T’étais quoi, toi ? – Un peu des trois, donc au milieu. Comme la majorité des gens. »
Caroline de Benedetti
Chris Offutt, Nuits Appalaches, 2019, Gallmeister, traduit de l’américain par Anatole Pons, 240 p., 21,40 €