Nous avons pu assister à la projection en avant première de Seules les bêtes à Paris.
Dominik Moll dit avoir été séduit par la singularité du roman multiprimé de Colin Niel, Seules les bêtes. Singularité d’un décor peu banal : le Causse Méjean et la ville d’Abidjan. D’un côté, des éleveurs, plus habitués à communiquer avec les bêtes de leur troupeau qu’avec leurs semblables, de l’autre des « brouteurs » (cyber arnaqueurs) habiles au maniement de l’outil informatique qui leur permet à distance de dépouiller des naïfs en mal d’amour. Originalité d’un récit où chacun des 5 chapitres correspond au point de vue de 5 personnages différents. Le procédé n’est pas nouveau, il a été utilisé avec bonheur par les meilleurs auteurs de polar : Sébastien Japrisot (L’été meurtrier, 1981), Pascal Dessaint (Un homme doit mourir, 2017), Hervé Commère (Imagine le reste, 2015), mais il sert parfois d’artifice commode destiné à masquer la vacuité du propos, ce qui n’est pas le cas ici.
Son éditrice présente Seules les bêtes comme un roman « choral ». Nous lui préférerons le qualificatif « polyphonique » ! « Choral » connote le collectif voire l’harmonie, or les voix que fait entendre Colin Niel sont remarquablement individualisées et très suggestives ; on comprend qu’un cinéaste ait été tenté de donner corps à ces personnages si précisément dessinés. La prouesse stylistique transcende l’intrigue policière qui tient en peu de mots. Une femme a disparu pendant une tempête de neige. On a retrouvé sa voiture sur une route qui mène au plateau. A-t-elle disparu dans la tempête lors d’une randonnée ? A-t-elle été assassinée ? Par qui ? Pourquoi ? Les cinq personnages sont tous liés d’une façon ou d’une autre à sa disparition, ce que le lecteur découvre à la lumière de chaque nouvel éclairage.
Cette structure narrative se prête à l’adaptation cinématographique tout aussi singulière qu’en a fait Dominik Moll, avec son scénariste Gilles Marchand. Cette recette a déjà largement contribué au succès de plusieurs films comme Rashomon (Kurosawa), Nashville (Altman), Pulp Fiction (Tarantino), Magnolia (P.A .Anderson), Huit Femmes (Ozon) pour n’en citer que quelques uns ! L’originalité tient ici au choix d’un récit unique dont les chapitres se complètent tout en dévoilant le « hors champ » du point de vue précédent et en créant de nouvelles zones d’ombre. La qualité d’un film ne se mesure pas à sa fidélité à l’œuvre adaptée : « le romancier a fait son roman, le cinéaste fait son film » disait J.P. Manchette. On retrouve dans Seules les bêtes des éléments stylistiques et thématiques d’Harry un ami qui vous veut du bien (réalisé par D.Moll, d’après un scénario de G.Marchand) et Qui a tué Bambi ? (réalisé par G.Marchand). Un style fait de contrastes entre montagnes et vallées, entre neige et soleil, entre nuit et jour … et de façon plus générale entre ombre et lumière (remarquable travail de Patrick Ghiringhelli, directeur de la photographie). Un style adapté à la mise en lumière des ambiguïtés de l’âme humaine : chaque personnage se révèle plein de contradictions. L’assistante sociale rurale comme la bourgeoise urbaine randonneuse, l’éleveur rustique comme le « brouteur » déluré, bidouilleur génial, terrorisé par son sorcier.
La crédibilité de l’intrigue, imaginée par Colin Niel, et légèrement remaniée par Moll et Marchand, doit beaucoup à la qualité de l’interprétation également très contrastée : des actrices peu connues (Nadia Tereszkiewicz, Laure Calamy) affrontent des comédiens chevronnés (Valérie Bruni Tedeschi et Denis Ménochet). Les prestations les plus impressionnantes étant sans doute celle de Damien Bonnard – à l’affiche actuellement du film Les Misérables de Ladj Ly , prix du jury au Festival de Cannes – qui interprète le rôle de Joseph et du jeune Guy-Roger « Bibisse » N’Drin, authentique brouteur d’Abidjan et dont c’est le premier rôle au cinéma. On lui souhaite d’y faire carrière pour notre grand plaisir !
Jocelyne Hubert
Seules les bêtes, réalisation Dominik Moll, scénario et adaptation par Dominik Moll et Gilles Marchand, sortie nationale 4 décembre 2019
D’après Seules les bêtes de Colin Niel, Le Rouergue, 2017
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