Samedi lors d’Impressions d’Europe, le grand entretien était consacré à Heinrich Steinfest, l’auteur qu’il faut absolument lire si ce n’est pas déjà fait. Par exemple en commençant par son dernier roman, Greenland. Thierry Guichard, après avoir débuté par une question rhétorique sur l’usage des drogues dans son écriture, lui demande si la surprise est un moteur pour lui. Chloé Billon fait (magnifiquement) l’interprète.
« Je ne construis pas mes histoires. Certes au départ il y a un germe, ensuite ça pousse, ça se développe. Je me comparerais à un jardinier. J’ai une graine de départ, je l’arrose. Le développement de l’histoire est lié à ce avec quoi j’arrose, bien sûr. Mais je ne contrôle pas ce que je fais. Il n’y a pas de calcul à la base. Je comparerais mon travail à une architecture plop. C ‘est une architecture dont l’enveloppe extérieure, celle qui est en train de croître, est complexe, mais à l’intérieur du bâtiment c’est très pur, il y a une symétrie, c’est dénudé. Quand je commence à travailler, je ne connais pas cette symétrie. Au fur et à mesure de l’histoire, j’essaie de la mettre en ordre. »
Sur la critique de la société bourgeoise et l’écriture comme moyen d’échapper à un carcan, la réponse est nette. « Ce serait une stratégie idéologique. Mes personnages sont comme ils sont, ils existent avant même que je les invente. L’histoire est une sorte de brouillard, et mon travail est de l’écarter pour distinguer les personnages. Mais je n’ai pas d’intention quand j’écris. » Thierry Guichard pousse alors l’auteur vers un peu plus de précision en prenant l’exemple d’un scène du Mondologue, dans laquelle un homme et une femme s’apprêtent à faire l’amour et où la femme demande à rester habillée. Est-ce que l’auteur, en écrivant cette scène, sait pourquoi le personnage veut rester habillé ? « Non, je ne sais pas » répond Heinrich Steinfest. « Je ne suis pas le maître de mon histoire. Je découvre les détails un peu à la manière d’un détective. Il y a des énigmes dans mes histoires qui restent des énigmes, même pour l’auteur. Je vous assure que je m’efforce de répondre à toutes les questions possible, mais il y a des énigmes qui me résistent. Mais pour revenir sur ce cas particulier, le plus décisif dans cette histoire c’est que le personnage principal accepte que cette femme veuille rester habillée pendant l’amour, s’il l’aime, il l’accepte. Et moi, en tant qu’auteur, je ne peux pas aller plus loin que mon personnage, je ne peux pas faire plus violence à cette femme que l’homme qui est amoureux d’elle ne le fait, car ça me mettrait au-dessus de mon personnage et c’est tout à fait opposé à mes principes de composition. »
Thierry Guichard lui demande alors s’il est romancier ou chaman. « J’aimerais bien être un chaman. Comment dire… On a parlé tout à l’heure d’explosion. Il y a ce cachalot qui explose. Mon but quand j’écris c’est de produire une sorte de big bang, une explosion de singularité qui produit un cosmos, qui met une histoire en route. Pour ce livre je me suis demandé ce que je pourrais fait exploser. Les voitures, c’est devenu d’un banal désespérant. Je me suis dit, tiens, un cachalot ! »
Sur l’écriture comme une façon d’enquêter, l’auteur développe : « Je me répète, mais je ne sais jamais ce qui va se produire à la prochaine page. C’est un principe d’écriture. Je n’ai pas le droit de regarder dans l’avenir. Je peux choisir de souligner davantage certains aspects, d’en affaiblir d’autres, mais ma liberté est limitée. Un lecteur m’a demandé si je dissimulais des choses sur mes personnages. C’est une très belle question. » Thierry Guichard l’oblige à plus de précision en évoquant les situations de départ de ses romans, si particulières, comme la découverte du corps d’un homme mordu par un requin dans une piscine. « De fait, c’est une impulsion. C’est très difficile pour un auteur d’analyser ses propres livres. Mais ces situations de départ mettent l’histoire en mouvement et moi avec. J’ai un besoin, mes personnages ont ce besoin, d’aller au fond des choses. Mes personnages sont une combinaison de personnes que j’ai rencontrées. Je viens à l’origine de la peinture, et je trouve très beau que ce que je vis se retrouve dans mon écriture. »
À la question de savoir si son écriture est différente entre ses polars et ses autres romans comme Greenland, heureusement, Heinrich Steinfest répond qu’il n’a jamais compris la différence faite entre les polars d’un côté et de l’autre la littérature pure, littéraire. « Je ne fais pas partie de ces auteurs qui pensent qu’il faut qu’ils écrivent plusieurs polars pour faire leurs armes, pour ensuite écrire un roman important. Pour moi tous mes livres ont la même valeur. »
La discussion s’oriente sur l’univers commun aux différents romans de l’auteur, des objets, des situations, des personnages, très bien remarqués par Thierry Guichard qui le questionne sur le caractère autobiographique et l’écriture comme une façon de mettre à jour. « On écrit qu’un seul livre. Même si on prend toute sa vie à l’écrire, même si ce livre est constitué de plein d’autres livres. Je crois qu’il est naturel qu’un auteur utilise ses expériences. Mes personnages existent en soi, mais bien sûr ils sortent de ma tête. Je leur donne vie, je les représente. Oui, il existe entre mes romans des liens, des fils conducteurs, je ne peux pas expliquer ces liens, mais ils forment un réseau. » L’entretien doit s’arrêter mais rendez-vous est pris pour dimanche 14h30 et la discussion avec Michael Krüger sur l’humour.
Caroline de Benedetti