Nicolas Jaillet n’est jamais là où on l’attend : à peine s’est-il illustré dans un genre qu’il s’en détourne pour en aborder un autre. À une exception près : Fatal baby (2022) est bien la suite romanesque de Mauvaise graine (2021). Pour le reste, l’auteur a navigué de western en polar, de SF en roman noir, de comédie satirique en dystopie délirante… Tout en écrivant des chansons pour les autres ou en interprétant les siennes. Bref, un nomade ! dans tous les sens du terme et qui contraste avec le « chacunisme » à la mode.
Son dernier roman surprend par le contexte choisi : l’émigration portugaise vers la France dans les années 60 n’est pas un sujet de prédilection pour les historiens, les romanciers et les cinéastes contemporains. L’une des rares traces cinématographiques en est le documentaire de Christian de Challonge O Salto (le saut par-dessus les frontières) de 1967, que cite Jaillet parmi ses sources à la fin du roman.
L’histoire de l’adolescente Fernanda, contrainte d’émigrer à cause de la pauvreté de sa famille et de sa grossesse honteuse, est habilement documentée : l’émigration y est vue de l’intérieur, par le regard de Fernanda qui alterne avec le récit d’un narrateur externe. L’ensemble est d’une sobriété remarquable : l’odyssée qui mène en quelques jours la jeune Fernanda de son petit village de Sao Martinho au bidonville de Champigny est pourtant terrible ! Elle y retrouve sa tante Zita alors qu’elle croyait « qu’elle vivait dans une vraie maison. Elle lui en a voulu de mentir ainsi, fût-ce par omission. D’avoir caché à ses parents ce qui l’attendait. Une vie encore plus dure qu’au village. Pourquoi ne pas dire la vérité ? Pourquoi ne pas dire qu’elle vit entre quatre planches de tôles, au milieu d’un bourbier infesté de rats plus gros que des chats ? » Comme ses compatriotes du bidonville de Champigny sur Marne, Fernanda va apprendre à mentir. Dans les messages qui accompagnent les mandats destinés à rembourser ses parents de l’argent qu’a coûté son salto, « Elle dit « que tout va bien » En moins de deux mois elle a rejoint la horde des émigrants qui font croire à ceux qui sont restés au pays que la France c’est le Paradis. »
Pas le Paradis certes, mais pour Fernanda la découverte inattendue de la liberté grâce à son travail de femme de ménage chez un « vieux garçon », Mr Sôrch, qui vit seul dans un grand appartement moderne. Elle s’y sent bien : « Il y a de la lumière. On voit Paris par la fenêtre, il fait chaud. Elle est seule. Tranquille. » Elle affectionne particulièrement la salle de bains où elle passe des heures, son travail terminé. Et on la comprend, quand on repense à ce que sont les « lieux d’aisance » et à ce que nécessite leur entretien dans les bidonvilles d’alors (et les campements de migrants d’aujourd’hui). Entretien dont s’acquitte naturellement Fernanda avec sa tante Zita, quand c’est leur tour. Si le contraste entre les deux habitations est saisissant, celui entre ses habitants ne l’est pas moins : dans le bidonville, Fernanda ne connait que contraintes, brimades et menaces d’expulsion, même de la part de sa famille. Ses rapports avec Mr Sôrch sont tout autres, et sans ambiguïté aucune.
Fernanda s’épanouit. Elle n’a plus peur de se perdre dans le métro, elle se familiarise avec la langue française, et « commence à rêver sa vie ici. » Sa rencontre avec ce vieux garçon qui n’a rien d’un patron ordinaire a changé sa vie. Qui est-il ? Personnage réel ou imaginaire ? L’auteur parvient tout au long de leur histoire à lui conserver son mystère, grâce au point de vue adopté : celui de l’ingénue Fernanda qui ne connaitra qu’à la toute fin – et le lecteur avec elle – la clef de l’énigme. Comme dans un polar ! La révélation de l’identité de Mr Sôrch l’émeut aux larmes. Nous aussi.
Cette histoire est publiée dans la collection « Les Croisements » qui « explore les affinités humaines et les ruptures historiques. » Elle y est donc à sa juste place. On ne peut que féliciter l’éditeur de l’avoir choisie. Et l’auteur, forcément, pour avoir réussi à mêler réalité historique et légende fabuleuse à travers le portrait pudique, tendre (ni pudibond, ni gnangnan) et discrètement malicieux d’une jeune exilée portugaise.
Jocelyne Hubert
Nicolas Jaillet, Fernanda, éditions La Grange Batelière, collection Croisements, 2023, 160 p., 18 euros.