« En librairie le 12 mars 2020 », Tout fout le camp de Carlos Zanón avait toutes les chances de devenir la coqueluche des salons et festivals de l’année. Sans l’apparition de qui vous savez et ses conséquences sur nos vies quotidiennes en général et la vie culturelle en particulier.
Pensez, donc ! Ressusciter l’un des détectives privés les plus marquants de la fin du siècle dernier, quinze ans après la mort de son créateur, Manuel Vasquez Montalban, l’entreprise était audacieuse ! D’abord, à cause de la biographie scandaleuse du personnage : « Ex rouge. Ex agent international. Amant d’une putain plus sélective que sélecte » et des manies qui le caractérisent : « Sherlock Holmes jouait du violon, moi je cuisine. »
Violon et cocaïne sont des éléments de caractérisation qui ont peu d’effet sur le récit. La passion de Pepe pour la cuisine entraîne elle des rituels qui occupent une place importante dans chaque histoire. Achats au marché, préparatifs culinaires, choix de l’accompagnement livresque (brûlé dans la cheminée pendant le repas), dialogues philosophiques avec un commensal choisi. Quant aux aventures policières du « galicien catalan », si elles ont pour cadre historique l’Espagne post-franquiste, elles se déroulent souvent bien au-delà de ses frontières : Amsterdam, Athènes, Bangkok, Buenos Aires, New York, voire Zabriskie Point… Tandis que Barcelone s’internationalise aussi avec la préparation des Jeux Olympiques.
Le Carvalho nouveau
Redonner vie à Pepe Carvalho ? Mission impossible ? Carlos Zanón l’a acceptée, et on ne peut qu’être impressionné par le résultat. Patrice Dard (fils de Frederic) disait de San Antonio : « Je ne l’ai pas ressuscité, je l’ai prolongé. » Zanon a intelligemment prolongé Carvalho. Pour ce faire, il a sérieusement enquêté sur le personnage, comme l’indique le titre original, Carvalho : Problemas de identitad. Qui est Carvalho ?
Les souvenirs du détective renvoient à sa carrière passée et éclairent les enquêtes en cours. En quinze ans forcément, l’homme a vieilli : « A vrai dire, tout me fatigue ces derniers jours. Je n’éprouve qu’une terrible et écrasante envie d’être seul. Seul dans une chambre vide. Au fond d’un lit qui ne soit pas mon lit ni le lit de personne ». Il bande bien encore un peu, pour sa « Bien Aimée Zombie » au surnom évocateur, mais elle ne saurait remplacer Charo, l’amante au long cours qui a quitté le navire après 20 ans de compagnonnage (Le labyrinthe grec). L’Indic préféré de Pepe, Bromure, le cireur de chaussures est mort quelques années plus tôt, dans Hors jeu. Reste l’inusable homme à tout faire Biscuter, qui s’est mis en tête de participer à l’émission de télé Masterchef, dont le concept diffère grandement de la gastronomie selon Carvalho.
Satire sociale
Dans l’un des premiers romans de la série, son créateur lui faisait dire : « Moi aussi, j’ai eu mes idées, à présent il ne me reste plus que quelques viscères en très bon état. » Les viscères de Carvalho ont vieilli, il cuisine toujours, mais ses petits plats finissent souvent à la poubelle. Ou dans la gamelle du chien, « Vaillant », seul survivant d’un massacre familial, que Carvalho a recueilli et caresse fréquemment, même quand il mange. « Avant, c’était impensable. Même quand ils vous appartenaient, les chiens grognaient et étaient prêts à vous mettre un coup de crocs s’ils flairaient que vous vouliez leur enlever leur repas. De nos jours, pas du tout. La contreculture et le pacifisme ont gagné le monde animal. Ils ne sont plus forts et sauvages comme quand j’étais gosse. Non seulement les chiens fous et sauvages mais leurs maîtres aussi. Putain de décadence. »
Tout fout le camp, vraiment ! Même le climat n’est plus ce qu’il était. A neuf heures du soir, en été, sur les Ramblas : « Le vent s’est levé et ça rafraîchit un peu. Il devrait faire chaud. La crise d’identité est si profonde dans ce pays que le mois de juin lui-même ne sait pas qui il est. » Problèmes d’identité, donc : ce Carvalho n’est pas celui de Manuel Vasquez Montalban. Il s’agit d’une autre fiction, ce que Carlos Zanón tient à souligner par la présence de « l’Ecrivain », personnage dispensable, à notre avis, comme le sont certaines références culturelles, amusantes, mais superflues. L’intérêt est ailleurs. Dans l’acuité de la satire sociale, dans la pertinence des images et la force émotionnelle qui s’en dégage. On regrette que les titres des chapitres ne soient pas rappelés en fin d’ouvrage, comme il était d’usage autrefois.
Tout fout le camp est un grand roman noir dans tous les sens du terme, 515 pages, composé de 35 chapitres, très courts, aux titres suggestifs. Le chapitre 26 est intitulé « Têtes croustillantes de bécasse ». On glisse de la cuisine stricto sensu à l’investigation policière : Carvalho a donné rendez vous à deux suspects qu’il compte évidemment cuisiner. En chemin, il traverse le marché de la Boqueria, saturé par la « puanteur pénétrante » des poissons morts, réjoui malgré tout de se trouver là : « La Boqueria me rappelle à quel point nous sommes seuls, nous les morts de la surface. Je traverse le cloître comme je traverserais un animal éventré. »
Carvalho n’est pas aussi seul qu’il le prétend. A ses côtés, Vaillant le chien révèle chez lui des qualités dont ne l’avait pas pourvu son créateur. Camus proposait à ses lecteurs d’imaginer Sisyphe « heureux ». Zanón imagine un Carvalho « affectueux », sans rien de mièvre ni de gentillet : tendresse et férocité ne sont pas incompatibles. On vous laisse découvrir quel est le livre que brûle Carvalho à la fin du roman.
Jocelyne Hubert
Carlos Zanón, Pepe Carvalho Tout fout le camp, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, Seuil/Cadre noir, 2020, 22,90 euros, 528 p.