Entretien

Luc Monnerais Dans la peau du bourreau

Entretien réalisé par Christian Dorsan

Depuis septembre 2022, une exposition des planches de Luc Monnerais fait étape dans plusieurs villes de l’Ouest. Ces planches magnifiquement illustrées racontent la vie insolite d’Anatole Deibler, bourreau de la République de 1899 à 1939, avec à son actif 395 personnes exécutées.

Luc Monnerais Dans la peau du bourreau

Luc Monnerais a déjà évoqué des personnages bretons sortant de l’ordinaire. En 2017 le premier tome d’Arsenic retrace la vie sombre d’Hélène Jégado. L’empoisonneuse bretonne (1803-1852) est toujours considérée comme la plus grande tueuse en série française. Son histoire est vite oubliée, la politique en France vit des moments tumultueux avec le coup d’état de Napoléon III. Elle serait coupable de pas moins de 36 meurtres par empoisonnement. Avec son complice Olivier Keraval, Luc Monnerais signe également en 2012 Danse Macabre, une enquête à Rennes d’un journaliste envoyé de Paris. Le graphisme de Luc Monnerais est précis, le trait sûr et les personnages magnifiquement croqués : couleurs sombres et sobres, souci du détail, chaque planche est un tableau.

Ton travail s’inscrit-il dans la nouvelle qualification « roman graphique » ?
Si La Jegado et Danse macabre étaient des albums purement identifiés BD, le travail sur Dans la peau du bourreau fait appel aux compétences d’illustrateur, étant entendu que les images correspondent au texte précis et richement documenté écrit par Olivier. Il y a quelques « planches » dans ce livre illustré, mais on remarquera qu’elles n’ont aucune bulle. Chacune fait référence à la page de texte en vis-à-vis et leur nombre est marginal sur l’ensemble des images (plus de 90 dessins au total, tout types confondus). L’option d’illustrer certains passages du texte par des planches de type BD nous a semblé plus pertinente, parce qu’il fallait là des images plus narratives pour traduire plus d’éléments qu’une image unique ne l’aurait permis. Alors oui, dans l’ensemble on parle de livre illustré, ou même de roman graphique.

Luc Monnerais Dans la peau du bourreau

Comment travaille-t-on avec un scénariste ? Quelles est la répartition des tâches ?
Avec Olivier nous nous donnons beaucoup de liberté. Nous échangeons bien sûr sur les grandes lignes du livre et quelques ajustements sont nécessaires en cours de travail mais uniquement sur des points de détail. Autant je n’interviens pas dans le travail rédactionnel d’Olivier, autant il me laisse libre des choix de plan, de composition, d’atmosphère posés sur mes images. Je n’ai besoin que de quelques indications techniques comme de savoir s’il s’agit d’une simple ou double-page, s’il faut laisser une surface libre pour un texte en surimpression mais c’est à peu près tout. Ça laisse aussi à Olivier la surprise de la découverte lorsque je lui montre les images achevées.

Comment travailles-tu ?
De mon côté je dois tout de même faire un assez gros travail de recherches historiques pour éviter les erreurs chronologiques et coller au mieux à l’époque (1863/1939). C’est une partie très enrichissante parce que j’apprends en cours de travail.
Aujourd’hui internet me facilite la tâche et je me retrouve souvent à digresser, surtout lorsque je recherche du côté iconographique dans le champ des arts graphiques (peinture, dessin, photographie)… le travail d’illustrateur se rapproche souvent de celui du peintre, mes premières amours artistiques.

La Jégado, Danse macabre, ces trois albums se passent en Bretagne. Un attachement à ta région ?
Je suis bien sur attaché à ma région mais ce n’est pas un choix de départ. Il se trouve que La Jégado et Anatole Deibler sont tout deux nés en Bretagne et que ces deux personnages sont suffisament hors normes pour les porter en BD ou en roman graphique. Quant à Danse macabre (éditions Sixto 2012), le choix de situer l’intrigue à Rennes était éditorial puisque l’album intégrait une collection (Casa nostra) axée « villes de l’ouest ». Olivier et moi-même ayant un lien fort avec Rennes, il nous a semblé évident de porter notre travail sur cette ville.

Luc Monnerais illustre Dans la peau du bourreau

Le fait divers, l’univers de polar, qu’est-ce qui te plaît dans cet environnement ? Qu’est ce qui t’as fasciné dans le personnage d’Hélène Jégado et comment est né le désir de travailler sur son histoire ?
C’est Olivier qui m’a initié au genre polar. Mes lectures me portaient plus vers le roman classique et avant cela j’ai eu une forte attirance pour les romans d’anticipation et de science-fiction, parce que très riches de mondes imaginaires. Depuis Danse macabre j’ai donc enrichi ma culture littéraire sur quantité d’auteurs identifiés polar. Harlan Coben, Bernard Minier, Fred Vargas, Caryl Ferey ou encore James Ellroy pour ne citer que les plus célèbres et exclusivement des contemporains, leur narration étant plus en phase avec notre époque. Ce qui m’a attiré dans ce genre c’est son aspect populaire et sa capacité à explorer la complexité des modes de fonctionnement humains. Pas forcément le côté sombre d’ailleurs. J’ai récemment découvert Stéphane Grangier (auteur breton). Dans Hollywood-Plomodiern, il met tout son talent à montrer ce qu’une société peut engendrer de monstrueux en chacun d’entre nous, mais la cerise sur le gâteau c’est qu’il le fait avec beaucoup d’humour. Pour Hélène Jegado tenter de percer un peu du mystère intérieur de cette femme, cerner si possible son profil psychololgique était une forte motivation, et puis Olivier m’avait « vendu » l’histoire comme personne.

Et pour Anatole Deibler ?
Même chose pour Anatole. Quel peut être intérieurement ce genre d’homme qui coupe des têtes quasi quotidiennement et rentre ensuite s’occuper des sa femme et de sa fille ? Personnage forcément troublant et ambivalent. Et puis il nous a laissé des écrits sur son métier, les fameux carnets d’éxécution et de condamnation. Bien que très factuels, ils restent un témoignage unique. On peut espérer rencontrer l’homme de son temps. Mais bien plus que le bourreau, Anatole Deibler est un prétexte à rendre compte d’une époque, pas si éloignée de la nôtre, où les puissants avaient un pouvoir de vie ou de mort sur le peuple et c’est aussi pour cette raison que nous avons demandé à Edmond Hervé (ministre lorsque Robert Badinter a aboli la peine capitale) de rédiger la préface de notre livre.

Sur quoi aimerais-tu travailler et sur quoi travailles-tu actuellement ?
Je rêve d’illustrer un roman de Jules Verne. C’est sans doute ce que caressent beaucoup de dessinateurs mais ses univers sont tellement riches. C’est sans doute pour cela que je suis un grand fan des albums de François Schuiten, qui à mon avis sont fortement influencé par Verne, même si cela n’est pas explicite. Mais pas de projet vraiment concret pour le moment. Ceci dit je m’interroge sérieusement sur ce que pourrait être l’expression minimale de la BD qui pour le coup pourrait être un mélange entre BD et illustration. Ce qui est sûr en revanche c’est que je souhaite poursuivre sur quelque chose de plus léger et de plus personnel… mais ce n’est qu’à l’état d’esquisses. Pour l’heure je défends notre roman graphique sur un bon nombre de festivals d’ici fin 2023, et le montage de l’exposition (de plus en plus demandée) me sollicite beaucoup.