Interview / Jeu de rôle

Linou Major Zéro to Ground Control

Linou Major Zéro est la fondatrice du label de jeux de rôle Dirty Clean Crew (qui est aussi un système de règles générique) ; elle est Meneuse de Jeu et scénariste aussi bien sur table physique qu’en Virtual Table Top. Ce week-end à Lyon au salon Octogônes, elle présentera entre autre son dernier scénario : Deep Water Horizon. Nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec elle lors d’une visio dont nous retranscrivons les propos.

Linou, comment es-tu venue au Jeu de Rôle ? Quand as-tu commencé ?

Cela fait pas loin de 30 ans que je joue. J’ai commencé le Jeu de Rôle par la porte du théâtre. Ma maman était professeure de théâtre dans une MJC de quartier. Elle faisait beaucoup de Boulevard, de comédie, d’improvisation et elle m’emmenait avec elle. Cela me plaisait beaucoup. Quand j’avais 11 ou 12 ans des copains ont sorti la fameuse boîte rouge de Donjons & Dragons. On a essayé de jouer. Les règles nous paraissaient très nébuleuses… Nous n’avions pas tout compris. Mais nous avons très vite compris qu’il fallait jouer la comédie, jouer des personnages, se prendre pour quelqu’un d’autre et là j’ai tout de suite accroché. Depuis, ma pratique du Jeu de Rôle est restée sur l’interprétation. Le côté théâtral du Jeu de Rôle, je l’ai développé par la suite. J’ai laissé de côté les jeux où il y avait trop de règles, je voulais garder la fluidité de la narration et de l’interprétation. J’ai beaucoup joué à Ambre un jeu de rôle édité en France par les Jeux Descartes à partir de 1994, puis les univers sombres que j’aimais beaucoup en littérature sont arrivés… Vampire La Mascarade, Kult, L’Appel de Cthulhu… En prenant de l’âge j’ai adopté des systèmes plus réduits, comme Cthulhu Hack, Cthulhu Dark… Et puis il y a eu beaucoup de Livres dont vous êtes le héros. Vers 17 ans je faisais du Grandeur Nature, le côté comédie théâtre et costumes me plaisait beaucoup. À 18 ans j’ai rejoins la Camarilla française pendant un petit moment. Un parcours plutôt axé théâtre et univers sombres.

Tu as l’air plus narrativiste que simulationniste… mais surtout tu es autrice et traductrice.

Oui je suis traductrice pour la plateforme Roll20, une plateforme de JdR en ligne américaine. Pendant le confinement j’ai trouvé un moyen de gagner un peu d’argent et de rencontrer des gens dans le milieu du Jeu de Rôle international. Je ne pouvais plus faire une grande partie de mon activité et j’étais bloquée en télétravail. J’ai d’abord joué sur Roll20 et j’ai beaucoup appris à m’en servir. J’ai proposé du contenu en français pour la plateforme, et puis j’y suis allée au culot j’ai fais remarquer que l’interface n’était pas traduite pour les francophones, notamment pour le Québec (les Virtual Tabletop sont beaucoup plus pratiquées de l’autre coté de l’océan). Et j’ai rejoins la petite équipe de 4 traducteurs. Ça ne fait pas un salaire mais c’est intéressant, et du coup maintenant Roll20 à une interface en français. Les VTT m’ont permis de play-tester tous mes scénarios très facilement avant de les commercialiser. J’avais accès à un large panier de personnes et il y a un côté immersif, presque jeu vidéo avec la musique. Les règles sont très fluides. Par contre, il faut être respectueux du tour de parole de chacun et ne pas tous parler en même temps pour que cela fonctionne bien.

Tu écrivais déjà des scénario de jeu de rôle d’horreur avant de le faire pour le VTT. Est-ce que cela a changé ta façon de travailler ?

C’est une bonne question ! Oui cela a beaucoup changé ma façon de travailler. Cela a provoqué des dissensions avec mon associé, c’est réglé maintenant. Je pense que l’outil de l’artisan joue sur sa production jusqu’à la fin. Jusque-là j’avais écrit des textes pour des humains qui allaient se l’approprier et les lire pour pouvoir les retranscrire. Et avec le VTT, j’ai réduit fortement la taille de mes textes au profit de béquilles qui facilitent la vie. Le VTT te donne tellement d’outils et de béquilles où tu n’as plus que des boutons à appuyer pour afficher des images et des petits trucs, que du coup j’écrivais moins. Je faisais les images, les musiques, les sons et en fait je remplaçais le texte par des béquilles. Ce qui est super sur la plateforme VTT… J’ai voulu porter un de ces scénarios vers l’écriture traditionnelle, et là mon associé qui est aussi mon conjoint, m’a dit « mais qu’est-ce qui t’arrive, il n’y a plus de mots, tu n’a plus la substance de ton travail ». Ça a été dur, parce qu’il avait raison. Le côté boite, où tu ouvres des boites et ce sont des petits bonbons qui sortent, grignotait mon travail d’autrice. Je faisais plus de l’entertainment sur la plateforme que de l’écriture. Sur un VTT tes textes sont lus sur un écran. Tu vas les faire les plus courts possible… C’est plus du game design que de l’écriture. Ce n’est pas le même travail. J’ai enchainé une bonne dizaine de scénarios pour la plateforme VTT où je me reposais sur l’image et il a fallu sortir les rames pour se remettre à l’écriture. Ce n’est pas grave, c’est revenu.

Tu as écrit pour NOC ?

Oui, il n’est pas encore sorti, je ne veux pas spoiler. C’est un scénario très poétique sur une faction qui n’était pas encore décrite. J’ai hâte que cela sorte…

Tu seras à Octogône ce week end notamment sur la table de BBE. Tu as aussi travaillé pour Chroniques Oubliées Galactique.

Oui et là le scénario est sorti. Il s’appelle « Enfermés » et encore une fois c’est assez personnel et poétique. Intime. Même si c’est épique, il y a une petite touche intime, c’est ce qui me caractérise en général. Le scénario va parler des outcasts (des exilés, des bannis), des humains… qui évidemment se sont mal comportés avec les autres peuples de la galaxie. Les humains ont abimé l’arche spatiale sur laquelle ils habitaient. Un morceau s’est détaché et les humains sont exclus. C’est un scénario sur un morceau d’arche à la dérive, une société très sombre, polluée, mal famée, gritty, empreint de culture japonisante, un peu à la Blade Runner dans les ambiances. J’ai vécu au Japon et j’avais envie de distiller ça avec un peu de poésie et de philosophie.

Peux-tu nous parler du label Dirty Clean Crew qui semble avoir une éthique forte.

Oui on essaye d’avoir une éthique de travail, sans chercher la pureté absolue, nous sommes des êtres humains. Le Label fonctionne comme une maison d’édition sauf que l’on ne prend pas d’argent, on se paye en visibilité. On veut sortir les jeux des tiroirs. Il y a beaucoup d’auteurs en France actuellement qui sont qualitatifs, qui travaillent bien. Il leur manque juste une bonne équipe de relecture typo, syntaxique, une bonne structuration de document, une bonne maquette. On trouvait dommage que les projets ne sortent pas à cause de ça. On est sur un jeu de visibilité donnant-donnant. Si on sélectionne un projet, qu’on trouve qu’un jeu en vaut la peine, on fait une maquette gratuite, mais c’est la notre, avec notre patte. On va sortir le jeu, la personne en échange dit « c’est le Dirty Clean Crew qui propulse notre jeu ». Et nous avons rattaché cela à des valeurs, parce que dans le Jeu de Rôle ce n’est pas si évident. On voulait défendre les valeurs d’inclusivité et de lutte contre les injustices et les discriminations de manière générale. Cela parait incroyable qu’on soit obligé de le dire, mais dans le JdR cela va mieux en le disant. Je ne sais pas si c’est spécifique à certains loisirs mais dans le JdR il y a une petit frange de personnes qui sont très attachées à un fonctionnement ancien, pour moi c’est OK. Je joue à des jeux anciens. Mais souvent ces gens voient l’arrivée de nouvelles personnes comme une menace sur leur façon de jouer. Comme si on allait leur retirer quelque chose. Alors qu’il y a de la place pour tout le monde. Autre chose que l’on voulait défendre, c’est que l’on fait des jeux très durs. Ceux qui sont sortis pour l’instant sont PEGI 13 ou 16 ans, mais les prochains sont plus PEGI 18. Ce que nous voulons dire, c’est que ce n’est pas parce que tu fais du Jeu de Rôle gore ou horrifique ou malsain que tu peux te permettre d’être malsain. On est très très vigilant là-dessus. Je ne trouve pas cela héroïque, c’est normal, mais on a voulu le formaliser. On a tous des histoires différentes avec le Jeu de Rôle. Étant une femme dans le jeu de rôle, je sais comment cela se passe pour une jeune fille. Il y a aussi de ma part, vu que c’est aussi un label de nana, le fait que je veux mettre l’étendard sur des choses. En disant ça je ne veux pas que ça arrive, et pourtant j’écris des choses horribles. Mais ce sont deux choses différentes. La fiction reste la fiction. On veut afficher ces valeurs très clairement. En plus cela permet d’éloigner les fâcheux, ils ne seront pas intéressés et passeront leur chemin. Une autre valeur, on interdit l’utilisation de générateurs de texte ou d’images automatiques, tout ce qui est ChatGPT ou Midjourney et Cie. On est pas d’accord avec cela. On essaie d’être éthique. On veut que les auteurs et les autrices qui viennent travailler avec nous puissent se reposer sur le label pour ses valeurs. Cela permet une certaine sécurité quand on fait des choses un peu crades aux entournures. Cela créé une sorte de pépinière où l’on fait des rencontres.

Tout cela me fait penser à un travail d’éditeur. Cela prend énormément de temps. Côté financier, c’est un marché de niche. Tu gagnes un peu d’argent avec les scénarios que tu écris ?

Je n’arrive pas à en vivre mais j’ai deux casquettes, auto-entrepreneur et artiste-auteur. Sur une bonne année, franchement, je vais gagner quelques centaines d’euros par mois, c’est un peu dérisoire, on ne vit pas avec ça. Mais c’est un truc que l’on rajoute. Je cherche plutôt des mi-temps pour l’alimentaire. Je fais une sorte de roulement. J’ai accepté de ne pas avoir une carrière vraiment intéressante sur le plan, on va dire, obligatoire. C’est ce qui vient compléter. Cela me permet de survivre. Bon, depuis que je suis à Lyon c’est un peu plus dur… c’est hors de prix. Mais mon conjoint travaille à temps plein, il est maquettiste et graphiste. Cela nous permet de résister, on va dire. C’est loin d’être facile. D’ailleurs je vois des jeunes qui se lancent, avec notamment les Actual Play, dans des carrières en pensant qu’ils vont pouvoir en vivre à 100%… Je pense que ça existe, mais c’est très risqué. Il vaut mieux avoir un plan B. J’ai besoin de plages importantes pour écrire, donc on s’organise comme cela. Pour l’instant je touche du bois, ça marche comme ça.

Tu pourrais te passer de raconter des histoires ?

Non. Non, je ne pourrais pas. C’est pour ça que ce n’est pas juste une question de métier ou d’activité commerciale. Quand j’étais gamine dans la cour d’école je faisais déjà ça. Souvent d’ailleurs je me considère comme une réalisatrice de films ratée. J’aurais voulu faire du cinéma. Mettre en scène des histoires, c’est hyper important pour moi.

Oui le Jeu de Rôle a un côté cinéma… écrire des histoire en équipe. Parce que tu pourrais écrire des nouvelles ou des romans.

J’ai essayé plusieurs fois et échoué plusieurs fois.

On a avec le jeu de rôle une forme d’art spécifique, un peu comme l’opéra qui arrive à croiser plusieurs arts. Le JdR puise dans les arts, cinéma, littérature, musique… Quand tu conçois tes scénarios quelle est la principale source d’inspiration, les énergies, les images dans lesquelles tu vas chercher tes histoires ?

Souvent ce sont des faits réels, des lieux réels qui traversent mon existence. Soit parce que je les vis, soit parce que je les regarde dans un reportage, des endroits où je suis allés. Je travaille en image mentale. Dans ma tête cela fait comme un tableau, une scène de film. J’ai pas d’histoire, j’ai une scène, les protagonistes d’une scène… et cela vient souvent de la vraie vie, de fait réel. J’aime apprendre en m’amusant, du coup cela peut-être une époque, les années 20… et on va apprendre les années 20, ou les catastrophes écologiques puisque en ce moment je bosse là-dessus. Sur ça je colle des musiques, des films. Rien ne se perd, tout se transforme, ce que j’ai lu, ce que j’ai vu avant, créent des archives et tout cela se mélange, se ré-emploie. Mais même si la plupart du temps je fais des histoires fantastiques, je suis très ancrée dans les faits réels, divers, historiques. Ce que je vais sortir l’année prochaine se passe dans ma ville en Picardie (où je ne n’habite plus). On va la transformer pour la rendre intéressante et mystérieuse. Du coup je suis en rapport avec la société d’Histoire et d’archéologie de la ville. J’ai l’impression d’être un enquêteur dans un Lovecraft. Faits réels, faits historiques, c’est mon truc. Je suis souvent surprise des atrocités que l’on trouve dans le réel et comme j’aime les choses dures j’y trouve matière. Comme je viens de Picardie et en particulier de la Somme je suis très attachée à tout ce qui touche à la première guerre mondiale, les immenses cimetières militaires plein de croix, les allées pleines de trous d’obus… J’ai vécu à Amiens longtemps. La ville a été entièrement rasée. Je rêve d’un setting occulte et historique avec ces images de masque à gaz et de tranchées… Le devoir de mémoire n’est pas forcément larmoyant, il peut être fictionnel et exaltant.

Propos recueillis par Emeric Cloche en visio le 22 Septembre 2023