Cinq ans déjà que déboulait dans la galaxie littéraire un OVNI aux allures de météore. Pour les amateurs de La Fontaine, le titre évoquait Les Animaux malades de la Peste et l’image de la cheminée d’usine sur la couverture suggérait un contexte économique à cette maladie : la désindustrialisation, guerre des « puissants» contre les « misérables » avec pour arme fatale fermeture d’usines et licenciements. Critique enthousiaste dès la parution. Quatre ans plus tard, Nicolas Matthieu reçoit le prix Goncourt pour son deuxième roman, et adapte lui-même le premier pour une série réalisée par Alain Tasma, et interprétée notamment par Roschdy Zem. Bon moment pour (re)lire le roman, moins pour le confronter à son adaptation que pour en vérifier la singularité.
Une fois n’est pas coutume, la 4e de couv’ donne le ton et annonce la couleur : noir, très noir, bien serré. Une usine qui ferme dans les Vosges, tout le monde s’en fout. Une centaine de types qui se retrouvent sur le carreau, chômage, RSA, le petit dernier qui n’ira pas en colo cet été, un ou deux reportages sur France 3 Lorraine Champagne-Ardenne, et basta. Sauf que les usines sont pleines de types n’ayant plus rien à perdre. Comme ces deux qui ont la mauvaise idée de kidnapper une fille sur les trottoirs de Strasbourg pour la revendre à deux caïds qui font la pluie et le beau temps entre Épinal et Nancy. Une fille, un Colt 45, la neige, à partir de là, tout s’enchaîne…
Et tout s’enchaîne en effet, sur le tempo rapide d’un thriller. Le thème n’est pas nouveau. Le roman noir étant « constitutif de la notion de critique sociale » (1) il est logique d’y voir révélés les dysfonctionnements d’une société en crise – et en tout premier lieu, celui du marché du travail, devenu motif récurrent de la littérature contemporaine (et du cinéma). Dans la littérature de genre, ça s’appelle : « faire de la sociologie avec un flingue » dixit Nicolas Mathieu. Car certains ingrédients du roman policier classique persistent : on y trouve des flingues, de la drogue, des prostituées, des petits caïds et de grands voyous, mais chacun de ces ingrédients est relié aux faits historiques bien réels qui composent notre actualité. Chômage d’abord : « Depuis longtemps, ils le savaient, on leur avait dit à la télé : ils n’en mourraient pas tous, mais tous seraient frappés. C’était leur tour. Tout de même, ça faisait drôle. Comment c’était possible de finir là, éberlués, moitié bourrés dans la cour de l’usine ? Le boulot parti ». La lutte des classes – perdue d’avance dans les 30 « piteuses » (contrairement aux 30 « glorieuses » !) – a remplacé la guerre des flics contre les voyous : les voyous de roman noir sont aujourd’hui les patrons qui éliminent les prolos qui ont fait leur richesse. « La crise justifiait tout. Préfets, juges, patrons, même les représentants du personnel, tous étaient d’accord : le travail était devenu une denrée trop rare pour qu’on fasse la fine bouche. À force, les salariés aussi avaient fini par s’en convaincre. » Le thème n’est pas nouveau, on le trouve même aux origines du genre (La Moisson rouge, Hammett) et chez les contemporains, tantôt sur le mode lyrique et mélancolique (Les derniers jours d’un homme, Pascal Dessaint) tantôt sur une tonalité rock ‘n roll et humour noir (VNR, Laurent Chalumeau).(2)
L’originalité de Nicolas Matthieu tient d’abord au choix des belligérants, qui va jusqu’à donner l’un des rôles principaux à une fille d’ouvrière devenue inspectrice du travail, un autre à un prolo bodybuildé accro aux stéroïdes et à la coke, et le rôle principal à un délégué syndical charismatique certes mais à la personnalité fort complexe. L’auteur ne se contente pas d’étudier les comportements du groupe humain concerné par la délocalisation de l’usine. Il se focalise également sur la génération précédente… celle qui a connu une autre guerre, une « guerre sans nom », dont les traces sont encore visibles, particulièrement dans le monde ouvrier. Et pour compléter la fresque sociale il y a les enfants des ouvriers, des petits commerçants et des anciens d’Algérie. Sociologie, certes, « sport de combat » dit-on. Et ce qui rend la fresque si impressionnante, c’est le style. Pas facile à définir : « langage parlé » ? comme souvent aujourd’hui. Oui, mais pas seulement. Certes les dialogues sonnent juste qu’il s’agisse des adolescents entre eux, ou de ceux de la DRH avec le représentant du CE. Mais c’est tout le récit qui donne à entendre l’émouvante « petite musique » qui fait les vrais écrivains, car « Vous savez, dans les Écritures, il est écrit : « Au commencement était le Verbe. » Non ! Au commencement était l’émotion. /…/ Je ne veux pas narrer, je veux faire RESSENTIR. Il est impossible de le faire avec le langage académique » (Louis-Ferdinand Céline)
Incontestablement, dans Aux animaux la guerre, l’émotion est au rendez-vous.
(1) Une brève histoire du roman noir, Jean Bernard Pouy. L’œil neuf . 2008, p. 16
(2) Voir autres références dans L ’Indic n° 28. Enquête sur le Travail.
Jocelyne Hubert
Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, Actes Noirs, 214, 22,50 €, 368 p.
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