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Le syndrome du cordonnier de Sébastien Rutés

Le syndrome du cordonnier de Sébastien Rutés

Ça commence comme ça : « Un jour, Augustin Cami réalisa qu’on n’est jamais tout à fait débarrassé du pouvoir tant qu’on n’a pas renoncé à l’exercer, et cette découverte tardive fut à l’origine de toutes ses mésaventures. » La 4e de couv’ nous présente Augustin Cami comme l’auteur d’un unique roman devenu best-seller, « chouchou des médias, omniprésent sur les réseaux sociaux [qui] donne son avis sur tout, tout le temps. »

Content de son succès qui lui permet de vivre sans contrainte : « Aujourd’hui, je suis libre, pas de chef, pas de patron, personne pour me dire quoi faire. A part ma fille, mais je lui pardonne : l’autorité, c’est un caprice d’enfant » ; Augustin habite un écoquartier du 15e arrondissement parisien, avec vue sur la Seine et sur un parc dont les arbres sont encagés, à deux pas des studios où il a l’habitude de participer à des émissions plus souvent people que littéraires au cours desquelles en effet, il donne son avis sur tout – d’où la référence au syndrome du cordonnier, que lui explique sa fille Camille qui étudie le latin au lycée (p.99). Camille est une fan absolue des années 80, comme son ami Greg, tenancier du Bistrot du temps qui passe (anciennement Balto) à Montrouge. Augustin et Greg se sont rencontrés en primaire, à l’école Aristide Briand. Greg se moque de l’ascension sociale d’Augustin :

Qu’est-ce qu’on boit dans ton milieu ? La mode, c’est le spritz, non ? Je t’en fais un ? Je te préviens, j’ai pas d’Apérol. Ca se fait de mettre du crémant à la place du Prosecco ? J’ai des olives, par contre. Aux anchois.(…) Augustin savait que Greg enchainait les blagues lourdingues pour que son pote ne s’aperçoive pas qu’il déprimait un peu plus que d’habitude aussi bien que Greg savait qu’Augustin ne revenait dans sa ville natale que quand il se demandait où allait sa vie. »

Et là est la question : où va la vie d’Augustin ? Pourra-t-il échapper à la trajectoire inéluctable de l’exercice du pouvoir ? Comment d’ailleurs cet « anar de cœur » a-t-il pu se retrouver détenteur d’un tel pouvoir qu’un simple post sur son mur facebook déclenche un véritable cataclysme, menaçant sa vie même ?

Les réponses à toutes ces questions sont l’occasion pour l’auteur Sébastien Rutés de dresser un tableau féroce du monde universitaire, des médias et des réseaux sociaux, en suivant son personnage, Augustin, dans les colloques, les émissions de télé, et les échanges avec ses followers. Rappelons enfin qu’entre autres casquettes, Rutés porte discrètement celle d’universitaire, auteur d’une thèse consacrée aux « stratégies de l’intertextualité dans l’œuvre du romancier mexicain Paco Ignacio Taibo II » et constatons qu’il se révèle lui-même ici, fin stratège ! En matière d’intertextualité, c’est un vrai feu d’artifice où se croisent dès l’épigraphe initiale, Renaud et Oscar Wilde, puis Renaud et Albert Camus préfaçant Louis Guilloux (chapitre un) ; puis Renaud et Paul Léautaud (chapitre deux), et enfin Renaud et Albert Cossery (chapitre trois). C’est amusant, économique et éclairant, quand on pense au sous-titre du roman (Le pouvoir).

« Le pouvoir avilit ceux qui l’exercent autant que ceux sur qui il s’exerce. » Oscar Wilde, L’âme de l’homme sous le socialisme

Alors tu seras un moins que rien…
Ah oui, ça je veux bien !
Renaud, Etudiant poil aux dents

L’intertextualité réjouissante ne se limite pas aux calembours des chansons de Renaud, ni aux blagues de comptoir parfois lourdingues des habitués du bistrot de Montrouge. Une citation en appelle une autre : bande dessinée (le Concombre Masqué de Nikita Mandrika), spot publicitaire (la glissade sur table de Marie Pierre Casey pour Pliz), chanson d’époque (l’Asimbonanga de Johnny Clegg) autant de références vintage qu’affectionne Camille, la fille d’Augustin, alors que pour lui, « les années 80 étaient synonymes de house music, de synthétiseurs, de skateboards, de coupe mulet, de néolibéralisme, de Salut les musclés, de sida, de Tchernobyl, de Rubik’s Cube et de ceintures banane : autant de traumatismes. (…) Rien ne l’exaspérait autant que les « c’était mieux avant. » 

Augustin l’écrivain n’est pas un nostalgique. Greg son vieux copain, non plus : Le Bistrot du Temps qui passe, ce n’est pas le Bistrot du Temps Passé. Ça fait 60 ans que ce cher vieux Bob vous le serine : « The Times They Are a-Changin‘ »… all the time !

Les poètes n’ont pas toujours raison, mais il en est un autre qui a parlé du temps comme personne : Nous vivons avec quelques arpents du passé, les gais mensonges du présent et la cascade furieuse de l’avenir. Autant continuer à sauter à la corde, l’enfant-chimère à notre côté. René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit (1979).

Jocelyne Hubert

Sébastien Rutés, Le syndrome du cordonnier, Gallimard/La Noire, 2025, 20 €, 304 p.