-Méfiance, a dit Thoby. Le jardin est beauté, sensualité, mystère, imagination. Ils sentent le piège.
-Pourquoi ne viennent-ils pas dans le jardin ? ai-je demandé.
Il aura fallu attendre 46 ans avant que They, le roman d’anticipation écrit par Kay Dick (éditrice entre autre de George Orwell) paraisse en langue française sous le titre Eux. L’œuvre s’inscrit dans la filiation de Farenheit 451, Le meilleur des mondes, 1984 ou Nous Autres ; c’est une effroyable dystopie.
Kay Dick raconte un avenir terrifiant dans un style précis, tout en poésie et concision, avec un parfum des années 1970. Le livre est une succession de scènes de plus en plus angoissantes. L’émotion n’est pas martelée, elle se dévoile avec classe et pudeur. Plus le roman avance et plus l’atmosphère devient étouffante et glaçante. Les personnages tous issus de la classe moyenne ont le temps de produire de l’art. Il créént, pour eux et leurs amis, à l’ombre des classiques. Occupés à penser avec leurs moyens et leurs habitus, ils ne peuvent rien face à l’avancée de l’uniformisation, à la destruction de ce qu’ils aiment, au repli sur soi et à la fin des émotions. Leur seul moyen de résistance ? Produire de la littérature, de la peinture… rien qui puisse enrayer la machine mise en place pour les éradiquer.
« Souscrivant à la mode locale actuelle, j’ai donné une petite fête, invitant tous mes voisins. Ils parlaient tous en même temps. Personne n’écoutait personne. (…) Tous se sentaient mal à l’aise à cause de l’absence de poste de télévision. »
Alors que ce monde totalitaire se dévoile de manière implacable, on pense à notre quotidien envahi par les réseaux sociaux. Il suffit de remplacer le poste de télévision des années 70 par le téléphone portable, car nos moyens de diffusion et de communication sont tout aussi envahissants et changent tout autant notre rapport à ce qui nous entoure.
Dans le monde dont parle Eux, les célibataires sont suspects, la tristesse est un mal et doit être cachée. Il existe des centres pour soustraire à la vue des autres les personnes atteintes d’émotions trop prononcées. Des tours de deuil pour celles et ceux qui souffrent de la perte d’un proche. Quant à la douleur, elle est permise un certain temps, si vous avez un mot du médecin. Ce qu’écrivait Kay Dick à la fin des années 70 possède quelque chose d’intemporel. La peur de perdre son monde, le monde connu, de le voir remplacé par quelque chose de plat, d’uniforme, non pas incompréhensible, mais vide. Juste vide.
Emeric Cloche
Kay Dick, Eux, traduit de l’anglais par Patrick Imbert pour J’ai Lu. 2023 (date de parution en VO 1977), 157 pages, 8,40 Euros.
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