Aux Etats-Unis, la grit lit (autrement dit, littérature rugueuse) apparaît au tournant des années 90 sur les traces de Jim Thompson et Cormac McCarthy. Désespérée, violente, prenant pour cadre les trous perdus d’un arrière-pays incivilisé, elle met en scène une galerie de figures alcoolisées et baroques, femmes toujours chavirées par le destin, hommes comme des chiens enragés au beau milieu desquels un anti-héros, harcelé par la fatalité et les moustiques, s’enferre dans ses décisions calamiteuses. Sans un sou en poche, sans un neurone sous le capot, nul ne voit plus loin que le canon de son 45.
Sugar run, premier roman de Mesha Maren, ne déroge pas à ces conventions. Jodi sort à peine de taule – dix-huit ans pour meurtre – qu’elle accumule déjà rencontres douteuses et projets foireux. Pleine de bonnes intentions, elle souhaite refaire sa vie sur un bon pied, dans une ferme de famille au cœur des Appalaches. Alors me direz-vous, quoi de plus logique que s’associer au kidnapping de trois gamins avec sa petite amie toxico et un jeune borderline qui voit en elle – à tort ou à raison – la meurtrière d’une grande sœur chérie ?
Sugar Run se revendique de la grit lit. Pour autant c’en est une variante assagie, sans gore, panachée de thriller psychologique et de roman social. On est loin du roman « enivrant, explosif » promis par la jaquette. La construction, qui alterne présent et passé, impose un recul cérébral sur le récit d’une passion fatale. Lente, sinuant dans les méandres d’angoisse, de culpabilité et de rejet, elle retrace les espoirs et les désillusions de deux femmes victimes de leur histoire, crépuscule morne qu’illuminent seules de soudaines fulgurances de speed et de sexe – car il faut bien se l’avouer, Jodi vit l’amour sur un mode plus charnel que sentimental.
Inclinant vers l’introspection et la quête de consensus, le roman détonne du regard caustique et cru qui fonde le « réalisme sale ». Par contrecoup, la conclusion paraît timide et convenue, le message fourvoyé. Mais l’écriture est belle. L’évocation des élans du cœur et du corps transcende les thématiques sociales sur le queer. Elle nous rappelle comme une évidence que l’amour souffle où il veut. Et par la même occasion, que Mesha Maren est une jeune plume à surveiller.
Jean-Michel Saubiette
Mesha Maren, Sugar run, Gallmeister, janvier 2020, traduit de l’anglais (américain) par Juliane Nivelt, 384 p., 23,60 euros