L’affaire Charles Dexter Ward – la plus longue histoire écrite par Howard Philip Lovecraft – vient d’être rééditée (dans la traduction de David Camus) chez Mnémos en livre broché. Cette histoire de sorcellerie balaie les thèmes classiques de l’auteur et réserve une ou deux choses inhabituelles. À lire et à relire.
Attention, please
Ce n’est pas pour rien que le traducteur David Camus découpe L’affaire Charles Dexter Ward en chapitres. Cela rend le roman plus facile à appréhender. Lovecraft fait partie des auteurs qui nécessitent de l’attention, et une immersion longue dans la lecture. Pénétrer dans l’ambiance de ses textes demande un petit effort à la lectrice et au lecteur. Ce n’est pas une mince affaire à une époque où les écrans (ordinateur et téléphone portables) tentent en permanence d’accaparer notre attention. L’Affaire Charles Dexter Ward, à l’instar de L’Appel de Cthulhu, a une construction en puzzle avec une intrigue plus riche qu’il n’y parait.
Les vertus de l’ignorance
« Heureusement c’était des hommes d’action, simples et forts, de bon croyants, conservateurs ; car s’ils avaient eu un penchant plus prononcé pour une subtile introspection, et un esprit un peu plus complexe, ils ne s’en seraient sûrement pas tirés. »
Chez Lovecraft l’ignorance permet de vivre une vie insouciante loin de terribles réalités cachées. La perte de connaissance (les personnages lovecraftiens s’évanouissent souvent) et l’oubli empêchent de sombrer. La mère de Ward, placée en maison de repos, sera ainsi sauvée. « C’est sans doute à cette fuite obligée et à contrecœur qu’elle doit d’être encore en vie en saine d’esprit. » Cette ignorance n’est cependant pas partagée par tout le monde… « Si l’État – voire le concert des nations – souhaite continuer à donner le change, alors il ne faut pas que le public apprenne ce que découvrit le groupe frappé de terreur ». Mais il vaut mieux cacher que chercher à comprendre. On se souviendra de ce qui arrive à la ville portuaire d’Innsmouth à la fin de la nouvelle Le cauchemar d’Innsmouth. En parlant d’ignorance et de savoir, notons que cette nouvelle remet l’occultisme au cœur de l’épouvante en littérature.
« À Celuy Qui Viendra Après »
À cheval sur plusieurs époques, ce texte s’intéresse à une thématique chère à Lovecraft : le temps. On pourrait même dire le temps et l’immortalité, et le temps et le passé. C’est une véritable enquête typique du roman policier que Ward entreprend sur son lointain ancêtre le sorcier Joseph Curven. Ce passé va l’obnubiler et finir par l’engloutir. La volonté de ne pas mourir se retrouve dans plusieurs nouvelles de Lovecraft (Le monstre sur le seuil et Air Froid). La survivance / le voyage de l’esprit est une thématique que l’on trouve dans Par delà les murs du sommeil ou encore Dans l’abime du temps.
« C’était le crépuscule, et Charles Dexter Ward était de retour chez lui »
Comme dans Les murs de poussière (Francis Cabrel), quand Ward retourne chez lui à Providence après un long voyage, la beauté de sa ville natale le subjugue (p.80). Celle-là même que le narrateur nous a fait découvrir en promenant Charles Dexter Ward dans son berceau. La ville, dit-on, l’a façonné. Cet attachement à la ville de son enfance renforce le poids du passé. Le passé est un piège, ce qui est surprenant de la part d’un écrivain conservateur et aficionado des âges d’or (cf. la nouvelle La Rue).
Une horreur scientifique
« Toutefois ces secrets n’avaient aucun intérêt tant qu’on ne les reliait pas à tout un corpus de savoir aujourd’hui obsolète ; si bien que les présenter tels quels, à un monde qui ne connaîtrait que la science moderne, reviendrait à les priver de tout ce qui en constituait le caractère incroyable, d’une portée phénoménale. » La foison de détails et de sources existantes, mélangées à des sources inventées par Lovecraft, rendent l’horreur matérielle et logique. La curiosité et la recherche scientifique (cf. la lettre que Charles Ward écrit au docteur Willet) portent en grande partie la responsabilité du drame qui se joue.
Des Femmes
On remarquera que cette histoire de Lovecraft (une fois n’est pas coutume) comporte deux personnages de femme… une épouse et une mère, dans des rôles bien définis et conservateurs à souhait. Notons aussi la présence d’une histoire d’amour qui va mener à la perte du sorcier Curwen.
Autre surprise, L’Affaire Charles Dexter Ward se termine à la manière d’un « pulp » et sur une fin positive. Un final de roman policier avec résolution de l’énigme. L’Affaire est une enquête sur la folie d’un homme passionné par le passé qui va finir par le dévorer.
Emeric Cloche.
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