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Je suis de mon cœur le vampire de Nicolas Jaillet

Je suis de mon cœur le vampire de Nicolas Jaillet

« À J-B.P ». Telle est la dédicace de Nicolas Jaillet, en tête de son dernier roman (ou récit, si vous préférez) Je suis de mon cœur le vampire dont le héros est un libraire. Son nom, Pierre de Gondol, est révélé par l’éditeur (4e de couverture) ainsi que le thème principal de l’œuvre : la résolution d’une énigme littéraire. 

Qui est J.G.F. la dédicataire de Charles Baudelaire en tête de son recueil Les Paradis Artificiels et de son poème L’Héautontimouroménos ? Rien à voir a priori avec le précédent roman de Nicolas Jaillet, Fernanda qui avait d’ailleurs de quoi surprendre le lecteur de Ravissantes. Nicolas Jaillet semble répondre à l’injonction de Cocteau : « Etonne-moi, Serguei ! (Diaghilev) » ou de Francoise Hardy : « Etonnez-Moi Benoît »  L’étonnement fait place à la gourmandise lorsque que l’on réunit le dédicataire, J-.B.P, le héros, Pierre de Gondol et son projet de résoudre une énigme… littéraire. « Bon Dieu… mais c’est bien sûr ! » Il est de retour, le fameux libraire de la plus petite librairie de Paris (12m2), qu’on a vu enquêter sur la disparition des 5 âmes du roman de Jim Thompson, Pop 1980, devenu 1275 âmes, (Jean-Bernard Pouy), sur la disparition de 5 arrondissements de Paris dans Les nouveaux mystères de Paris de Léo Malet qui n’en comptent que 15 au lieu de 20 (Noël Simsolo) ou sur l’identité de la fameuse Hortense du poème H de Rimbaud (Illuminations) dans Hortense Harar Arthur (Pierre Brasseur)

Bienvenue donc, dans la plus petite librairie de la ville : « Ses trois rayons de vieux papelards carbonisés qui n’intéressent plus personne. Ses éclopés de la littérature, ses illustres fantômes. Il y a ici – et tout le monde s’en branle – l’essence des millénaires . Le concentré de tout ce qui a fait nos civilisations. Pêle-mêle : Homère, Shakespeare, le Professeur Choron… » Le ton est donné ! On ne s’étonnera donc pas en suivant Pierre de Gondol dans ses activités de libraire bibliophile de le voir se pâmer devant une bibliothèque où Louis Guilloux voisine avec Chabrol (Jean-Pierre) et Jean-Bernard Pouy avec Italo Calvino. On s’étonnera malgré tout de sa façon de mener l’enquête : que signifient ces 3 lettres J.G.F. ? et d’abord que signifie le titre du poème qui lui est dédié : L’Héautontimouroménos ? Pas le plus célèbre du recueil Les Fleurs du Mal, il fait partie des derniers poèmes de Spleen, juste derrière Le Goût du Néant, Alchimie de la douleur, Horreur sympathique… juste avant L’irrémédiable et L’Horloge, qui clôt le recueil : pas gai, n’est-ce pas ? Pas vraiment la brigade du rire, comme dit l’autre !

L’Héautontimouroménos, littéralement, c’est « Le Bourreau de soi-même » titre grec, emprunté à un auteur latin, d’origine berbère : Térence ! Voilà, c’est fait, pas besoin de sortir votre smartphone pour consulter internet, PdG n’aime pas ça, il préfère les vieux téléphones en bakélite, il préfère prendre son temps : « Une conversation au téléphone, ça devrait être aussi sérieux  qu’une lettre manuscrite /…/On se donne un moment pour penser à la conversation qui vient. C’est très précisément là, le drame de notre époque. On croit qu’on perd du temps dès qu’on doit faire quelque chose soi même : une mayonnaise ou une conversation. Mais c’est le contraire. » Pas besoin non plus de mettre la main au plus vite sur le fameux recueil pour lire le poème in extenso : l’auteur vous en donne une lecture… corsée ! (p. 110-113)

Pour l’assister dans son enquête, le libraire fait appel à ses vieux camarades : « Ludo, Zeugme, Philou, derniers rescapés du conseil plénipotentiaire des Vieux Slips » qui ont pris un sacré coup de vieux, mais ne manquent pas d’enthousiasme. Il convoque aussi les fantômes des Grands Anciens : Hafed, Jean Jacques… et Zoé, qu’il a contactée avec ce bon vieux téléphonique en bakélite, son « téléphone mystique ». Vous trouvez que ça se complique ? Un peu, oui, parce qu’en plus, à l’enquête littéraire se superpose une quête intime : qu’est devenue sa compagne Sandra ?

Vous saurez tout… à la fin ! Ça fait partie du jeu, n’est-ce pas ? En narratologie, ça s’appelle un dénouement, et celui-ci n’est pas piqué des hannetons. Je vous conseille de ralentir sérieusement à partir du chapitre 13, et pourquoi pas de relire, d’une traite les évocations/invocations de Charles qui ponctuent l’enquête (pages en italique). Aucun biographe, aucun exégète ne vous en aura parlé « comme ça » : vous connaissiez l’amour de l’enfant pour sa mère, la mort de son père, la haine du beau père, la vérole précoce, le voyage interrompu, le suicide raté, l’aphasie finale. Vous connaissez les faits. Tels qu’ils sont racontés là, vous entrez dans la tête et le cœur d’un autre qui vous ressemble. Et qui, trois ans après la mystérieuse dédicace, A J .G.  F. (trois ans avant de mourir) conseillait  à ses lecteurs : « Enivrez-vous ! /…/ Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu, à votre guise, mais enivrez-vous ! Conseil suivi magistralement par Pierre de Gondol. Ce qui l’aura aidé peut-être à trouver la clef du mystère ?

Jocelyne Hubert

Nicolas Jaillet, Je suis de mon cœur le vampire, La Grange Batelière, 2025, 18€, 160 p.